• Le mois de Marie de l'Immaculée conception

     
     

    Le mois de Marie de l'Immaculée conception

     

    Le mois de Marie l'Immaculée Conception

     

    Source : Livre "Le mois de Marie de l'Immaculée conception" par A. Gratry

     

    1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 

    18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 - 31

     

    1ère méditation

    Seigneur, ayez pitié de nous ! Christ, ayez pitié de nous ! Seigneur, ayez pitié de nous !

     

    Seigneur, ayez pitié de tous les hommes ! Seigneur Jésus, pendant votre passage sur la terre vous avez eu pitié du monde, et vous avez versé des larmes en contemplant la face du genre humain, en voyant l'immense foule des hommes assis dans les ténèbres et dans la mort, abattus et foulés aux pieds par le mal, la douleur et l'iniquité.

     

    Seigneur, que votre divin regard soit toujours sur nous. Que votre divine compassion ne cesse jamais. Voyez, chez toutes les nations, la plupart des âmes dans la mort ! Voyez les hommes privés d'amour, vides de toute espérance et de toute foi, et, dans leur secret désespoir, abandonnant tout effort, toute prière vers vous, pour s'enfoncer dans la chair et le sang. Voyez les âmes, Seigneur, descendre au-dessous de la nature humaine vers l'état animal, et rejeter non seulement votre grâce, mais encore presque tout usage naturel de la raison et de la liberté. Voyez les hommes, dans les ténèbres de la sensualité, dans les fureurs de l'égoïsme, se détester les uns les autres, se craindre, se trahir, se tromper et s'égorger entre eux, et, comme le dit l'Écriture sainte, remplir le monde d'adultère et de sang (osée, IV, 2). Voyez, Seigneur, le venin du péché se répandre sans cesse et ruiner les nations et les individus, les corps, les âmes, les cœurs et les esprits.

     

    Ayez pitié, Seigneur, de ces immenses parties du genre humain qui n'avancent point, qui n'ont pas encore reçu la lumière, et où le règne des ténèbres se confirme par sa durée et par sa résistance aux efforts de votre soleil pour se lever sur ces races endormies !

     

    Ayez aussi pitié des peuples chrétiens ! Ayez pitié de ceux qui chancellent dans la foi ; qui ne comprennent pas le haut degré de noblesse où vous les avez élevés ; qui méconnaissent les forces divines déposées dans leur sein, les vertus purificatrices et les dogmes réparateurs que vous présentez à la terre par votre Église ! Ayez pitié des peuples qui, dans leur tiédeur, hésitent, s'arrêtent, en sorte qu'on se demande si le moment affreux dont parle l'Écriture sainte n'est pas venu pour eux, ce moment du dégoût divin, où le Roi des hommes, lassé dans sa patience, va les rejeter et les vomir hors de son cœur (apoc, III, 16) !

     

    Seigneur, ayez pitié des peuples qui s'efforcent de vous retrouver, et qui cherchent à conformer de plus en plus à votre divine parole leurs mœurs, leurs idées et leurs lois ! Ayez pitié des luttes cruelles qu'ils soutiennent contre l'hypocrisie et l'ignorance, contre l'esprit du mal, contre les corrupteurs des peuples !

     

    Ayez pitié des chrétiens séparés qui recommencent à soupçonner les pure lumières universelles et la source d'où elles émanent, mais que le mensonge permanent, l'ignorance à peu près invincible, l'avarice indomptable, exaltée par la possession, la haine invétérée contre le centre de votre Église, menacent de maintenir bien longtemps encore sous le joug !

     

    Mais, Seigneur, ayez surtout pitié des âmes fidèles dans leur lutte contre le péché ! Ayez pitié des âmes qui vous ont dit instamment, comme saint Paul : «Délivrez-nous ;» et à qui vous avez répondu : « Luttez encore, car ma grâce « vous suffit » (II Cor., XII, 9). Eh ! Seigneur, jusqu'à quand retomberons-nous dans le péché, après quelques efforts, après quelques courtes victoires ? Jusqu'à quand serons-nous obligés de dire : « Mon péché est toujours contre moi » (Ps. L, 5) ? Jusqu'à quand notre face resterat-elle couverte de confusion ? Jusqu'à quand verrai-je la lumière et aimerai-je la vie pour me débattre plus cruellement dans les ténèbres et dans la mort ? Jusqu'à quand, ô Seigneur, serai-je privé de ces progrès dans la vertu qui développent le grain de sénevé et en font ce grand arbre où se rassemblent les vertus du ciel ? Jusqu'à quand serons-nous privés de cette croissance en vous, sans laquelle nul ne peut vous servir, ni travailler, sous votre conduite, au bien des hommes ? Jusqu'à quand, ô mon Dieu, tant d'âmes que vous appelez à la sainteté se consumeront elles dans ces luttes douloureuses contre le mal ? O Seigneur, ayez pitié de nous !

    Seigneur, ayez pitié de tous les hommes dans chacun des besoins de leur âme, de leur intelligence et de leur corps !

    Ayez pitié des nouveau-nés que le Baptême n'a pas encore atteints et que la mort menace ! Ayez pitié des nouveau-nés que l'on va jeter aux rochers, aux torrents, aux animaux immondes !

    Ayez pitié de ceux qui entrent dans la vie et que le mal entoure et enveloppe déjà ! Ayez pitié de l'enfant atteint par le premier scandale ! Ayez pitié de l'âge d'ivresse où le premier emportement des sens frappe de la mort de l'âme la moitié des jeunes hommes, comme la nature, dans la première année de la vie, frappe de mort corporelle la moitié des enfants !

    Ayez pitié des âmes livrées aux scandales de l'esprit, à cet âge où le bizarre essai d'une ignorante et maladroite raison tourne l'intelligence contre la vérité !

    Ayez pitié des vierges que désespère la pauvreté et de celles que le luxe enivre !

    Ayez pitié de ceux qui, parvenus au plein usage de la raison et la liberté, hésitent entre deux voies : celle du plaisir et celle de la justice et de la vérité ! Ayez pitié de ceux qui, après avoir commencé, reculent ! Ayez pitié de ceux qui, après avoir commencé, vont par un généreux élan jusqu'à la moitié de la vie, mais qui, parvenus à l'âge mûr, se fatiguent, se retournent, et redemandent à la terre les faux biens que leur pure et noble jeunesse avait su mépriser !

    Ayez pitié des malades et des vieillards pour qui l'infirmité décolore tout, et que la perte de toute lumière et de toute ardeur réduit à l'unique pensée, au stérile et monotone souci d'être et de durer encore un peu ! Ayez pitié des moribonds arrivés à la dernière heure sans avoir commencé le travail de la vie, sans porter encore dans leur cœur le germe de la vie éternelle !

     

    IIe MÉDITATION.

    Christ, écoutez-nous ! Christ, exaucez-nous ! Père céleste, ayez pitié de nous ! Fils, Rédempteur du monde, ayez pitié de nous ! Esprit-Saint, ayez pitié de nous ! Trinité sainte, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous !

    Seigneur ! nos maux sont grands ; nos péchés, qui sont les seuls maux véritables et la source de tous les maux, ne tarissent point, et semblent parfois se multiplier dans chaque âme avec l'âge et dans chaque peuple avec ses apparents progrès. Et pourtant votre Église ne cesse de vous prier et de vous dire : Écoutez-nous, exaucez-nous, délivrez-nous du mal !

    Le mal ne diminuera-t-il point parmi nous ? Votre règne n'arrivera-t-il pas sur la terre comme au ciel ? Dieu et son Christ ne seront-ils pas plus connus ? Votre Évangile ne sera-t-il pas, un jour, plus qu'aujourd'hui, maître des cœurs et des nations ? Les nations ne seront-elles jamais guéries, ou du moins ramenées à de moindres aveuglements ? Le nombre de vos serviteurs et de vos amis, de vos adorateurs en esprit et en vérité, n'augmentera-t-il point parmi les hommes ? Chaque homme venant au monde trouvera-t-il toujours autour de lui autant de ténèbres et de scandales ? Seigneur, nous vous prions qu'il n'en soit pas ainsi : écoutez-nous !

    Seigneur, exaucez la prière, inspirée par le Saint-Esprit, que nous vous adressons au nom du genre humain : « Dieu de mes pères, Dieu de miséricorde, dont la parole a tout créé, dont .. la sagesse a établi l'homme pour dominer toute créature, pour disposer, par la droiture du cœur, le globe terrestre dans la justice et l'équité, Seigneur, donnez-nous la Sagesse, la Sagesse dépositaire de votre puissance, et ne nous repoussez pas » (sap., IX, I).

    Cette prière pourrait-elle être vaine ? La Sagesse ne nous sera-t-elle point donnée ? L'homme, établi pour dominer toute créature, sera-t-il donc toujours esclave de toutes par tous ses sens ? L'homme, établi pour ordonner le monde et disposer le globe terrestre dans la justice et l'équité, ne cessera-t-il de le couvrir d'adultère et de sang, de rapine et d'iniquité? N'y a-t-il pas quelque ressource possible ?

    Seigneur, est-elle trompeuse l'espérance de vos enfants, qui, à certains signes consolateurs, croient que nous touchons à des jours où vous allez régner de nouveau dans le monde ?

    Est-elle vaine cette pieuse persuasion, devenue générale dans l'Église, que c'est par l'union des âmes à Marie, et à Marie immaculée, que vous voulez régénérer la terre dans la science et l'amour de Jésus ? N'est-ce pas vous, Seigneur, qui, par cette opération mystérieuse de l'Esprit Saint dont les Pères ont parlé, inspirez vous-même ces espérances et aux fidèles et aux pasteurs ?

    Insistons avec persévérance dans la prière, et demandons à Dieu de nous donner la connaissance et la possession des ressources qu'il prépare au monde. Invoquons avec foi le Père, le Fils et l'Esprit Saint.

     Père, Créateur du monde, ayez pitié de votre œuvre ! Vous avez prévu toutes les suites de la liberté des esprits : vous avez prévu le péché, la désobéissance, l'orgueil, l'amour de soi, toutes les concupiscences ; vous avez prévu les souffrances et la mort ; mais vous avez aussi prévu et préparé les ressources du monde, et vous avez mis dans votre œuvre vos réserves contre le mal. Vous y avez placé des trésors et des forces cachées pour la longue lutte contre Satan. O Père céleste, ouvrez tous ces trésors, déployez toutes ces forces !

    Fils, Rédempteur du monde, qui, par une puissance infinie, avez relevé ce qu'aucune force créée ne pouvait relever ; qui, par un amour sans bornes, avez voulu vous unir à votre œuvre pour la sauver, la délivrer du mal et l'élever un jour à l'éternelle et immuable perfection ; vous qui avez aimé la pureté jusqu'à ne vouloir naître que d'une vierge ; vous qui avez aimé la sainteté jusqu'à préserver de la tache originelle la Vierge qui devait être votre mère ; vous qui vous êtes ainsi réservé au sein du monde déchu un point immaculé pour y descendre et vous unir à la nature humaine ; vous qui, par des travaux, des vertus, des souffrances, des agonies, des efforts d'un mérité infini, avez su réparer l'irréparable injustice du péché ; qui enfin, par votre mort et votre sacrifice, avez ouvert aux hommes la source toujours vive de la vie éternelle ; ô vous, Fils, Rédempteur du monde, poursuivez votre rédemption, répandez vos mérites, sanctifiez votre Église, augmentez le nombre des ouvriers, multipliez vos imitateurs ; excitez ceux qui continuent vos luttes, vos souffrances, vos victoires, et à qui vous avez promis qu'ils feraient des œuvres plus grandes que les vôtres elles-mêmes !

    Esprit-Saint, Sanctificateur du monde, amour éternel et immense, amour qui êtes en Dieu et qui êtes Dieu, amour dont le feu sanctifie ; vous qui avez donné à la Vierge Marie une divine et surnaturelle fécondité ; vous dont l'opération a fait naître le Fruit suprême que Dieu, de toute éternité, a voulu tirer de son œuvre ; vous qui, pour opérer une nouvelle création dans le monde, avez commencé par créer un cœur immaculé, réserve de Dieu contre le mal universel, Esprit Saint, ayez pitié de nous ! Consolez-nous dans cette vallée de larmes ! Dissipez les ténèbres, chassez l'ennemi, répandez la lumière, embrasez les cœurs, créez des élus, renouvelez la face de la terre, formez toujours des docteurs et des saints ; faites-nous croître dans la science et dans la piété ; donnez-nous ainsi l'espérance d'un progrès du royaume de Dieu sur la terre. Vous avez révélé aux Apôtres des vérités qu'ils ne pouvaient porter pendant les jours de la vie mortelle de Jésus ; vous les avez confiées à votre Église ; mais que les enfants de l'Église sont encore éloignés de connaître tous les trésors de science cachés dans la vérité révélée ! Combien de fois les saints Docteurs ont gémi, comme saint Paul, de ne pouvoir pas rompre encore à de faibles enfants le Pain des forts ? Un serviteur de Dieu écrivait, il y a plus d'un siècle : « Marie a été inconnue jusqu'ici, et c'est une des raisons pourquoi Jésus-Christ n'est point connu comme il doit l'être. Si donc, comme il est certain, le règne de Jésus-Christ arrive dans le monde, ce ne sera qu'une suite nécessaire de la connaissance et du règne de la très sainte Vierge. » O mon Dieu, ces paroles d'un de vos serviteurs me ravissent ! Oui, peut-être que la définition de l'Immaculée Conception de Marie va répandre, par ses conséquences, un nouvel éclat sur les vérités les plus fondamentales de la Foi. Esprit de lumière, abrégez le temps de notre enfance spirituelle, et que, sous votre inspiration, toutes les lumières qu'implique votre divine parole se développent et dans l'Église et dans nos âmes.

    Trinité sainte, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous ! Accomplissez de plus en plus, dans le sein de l'humanité, le dernier vœu de Jésus Christ : « Qu'ils soient un, comme nous sommes un » (jean, XVII, 2). Ces innombrables multitudes qui vivent aujourd'hui sur la terre, qui ont vécu ou qui vivront, vous les aviez créées pour n'avoir qu'un cœur et qu'une âme, pour n'être qu'un comme vous êtes un, pour n'être qu'un entre eux et avec vous. Mais tous vous ont abandonné ; ils ont quitté leur centre, que vous êtes, et se sont dispersés sans qu'il en reste deux ensemble. Les hommes unis en votre nom, ô mon Dieu, sont un si grand prodige que vous leur promettez, s'il s'en rencontre, de résider au milieu d'eux et de leur accorder toute chose, quoi qu'ils demandent (matth., XVIII, 19). O Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, Dieu unique, modèle de notre union, ayez pitié de nous ! Détruisez l'obstacle à l'union. Provoquez le triomphe de ce royaume, de cette cité dont tous les membres, avez-vous dit, seront ramenés à l'unité (Ps. CXXI, 3). Recueillez, comme le demande un de vos serviteurs, chaque âme dans sa propre unité, et toutes les âmes dans l'unité universelle de la Jérusalem céleste, notre mère. Que cette Mère de l'humanité réunie, cette Reine de l'unité, cette Arche d'alliance, ce Centre créé du genre humain, hors duquel il est impossible d'être en vous, ô Dieu, centre incréé de toutes les âmes et de toute créature, que cette Porte du ciel, en un mot, s'ouvre de plus en plus pour recevoir les hommes et les unir en vous !

    IIIème MEDITATION.

    Sainte Marie, priez pour nous ! Sainte Mère de Dieu, priez pour nous !

    Et maintenant, où est-elle cette ressource de l'humanité ? Où est-elle, cette sagesse dépositaire de votre puissance, ô mon Dieu, par qui nous pouvons combattre le mal et l'écraser, qui a la force de vous attirer dans chaque âme et dans l'humanité ? Où est ce point immaculé de la création, par qui vous êtes rentré dans le monde ? Où est-il ce cœur du genre humain, en qui le Verbe est descendu pour prendre corps parmi les hommes, en qui le Saint-Esprit s'est répandu pour opérer cette création nouvelle ? Qui est cette Mère des hommes régénérés, cette Reine de l'unité, cette Porte du ciel par où les hommes s'unissent entre eux et avec Dieu ? Qui est-elle, si ce n'est cette céleste Reine que l'Église a nommée la Mère de Dieu ?

    Au centre de la cité sainte, de la Jérusalem patrie de l'unité, Église de Dieu, il est une Arche d'alliance, une Reine de l'unité, Mère du divin amour, Mère de l'humanité et de l'Église elle-même, qui est, avec et après Jésus-Christ, le centre du monde des âmes, qui est, avec et après l'Esprit-Saint, le cœur de la divine cité ; ce centre, ce cœur, c'est la sainte Mère de Dieu.

    O Marie, Mère de Dieu, priez pour nous ! Obtenez-nous, en ce moment, la grâce de méditer avec intelligence, avec amour, ce mystère que vous êtes, ce mystère dont la réalité, dont la lumière croissante, dont l'efficacité toujours plus manifeste, est peut-être la ressource actuelle que Dieu a réservée au monde.

    Assurément, la ressource du monde, c'est Dieu, et le salut du monde, c'est vous seul, ô Jésus, notre Rédempteur. Mais il faut que le monde, pour être sauvé, ne repousse pas Dieu et son Christ ; il faut que l'humanité ne refuse pas de coopérer à la Rédemption. La grâce de Dieu nous poursuit sans cesse, mais nous sommes toujours libres de la repousser, et nous devons dire avec saint Augustin : « 0 mon Dieu, qui nous avez créés seul et sans nous, vous ne nous sauvez pas sans nous !  Il y a donc, pour ainsi dire, le côté humain de la Rédemption, et l'homme doit aider Dieu. Nous sommes, dit saint Paul, les coopérateurs de Dieu (I cor.,III,9).

    Dieu commence, mais l'homme doit suivre ; Dieu donne, et l'homme doit recevoir ; Dieu parle, et l'homme doit écouter ; Dieu éclaire et inspire, l'homme doit comprendre et obéir.

    Mais de ces deux forces, l'une divine, qui opère notre rédemption, et l'autre humaine, qui coopère à notre rédemption, laquelle est en défaut ? Est-ce Dieu qui nous manque ? Est-ce nous qui manquons à Dieu ?

    Depuis le commencement de l'histoire jusqu'à la fin, c'est l'homme qui manque à Dieu, ce n'est pas Dieu qui manque à l'homme. « Dieu ne cesse d'opérer la justification de l'homme, dit saint Thomas d'Aquin, comme le soleil ne cesse pas un instant d'opérer l'illumination de l'air (2* 2 q. IV, ad 4). Les retards du monde, les plaies de l'humanité, les décadences des peuples et celles des âmes viennent de nous seuls ; et, depuis que le Christ est mort pour nous sauver, depuis que ses mystères réparateurs sont au milieu de nous, depuis qu'il ne cesse d'envoyer au monde l'Esprit-Saint, depuis ce temps la victoire, le progrès, le salut éternel sont en quelque sorte en nos mains et dépendent de l'humanité.

    De plus, en un point essentiel, cette rédemption a toujours dépendu de l'homme. Il fallait que la nature humaine devînt, d'après les conseils éternels, coopératrice de Dieu dans l'œuvre de la Rédemption ; et, si Dieu voulait devenir fils de l'homme, il voulait aussi qu'une créature humaine consentît à devenir mère de Dieu.

    C'est vous donc, ô sainte Mère de Dieu, qui êtes notre ressource humaine, car c'est par vous que Dieu est entré dans le monde et entrera de plus en plus dans chaque âme et dans le monde entier. Par vous toute âme peut toujours conserver l'espoir d'arriver à la sainteté ; par vous les nations, que Dieu fit guérissables, peuvent, si elles le veulent bien, être guéries ; par vous le monde, encore si plein de barbarie et de ténèbres, peut avancer vers la lumière et l'équité.

    Sainte Mère de Dieu, de toute éternité Dieu veut s'unir à sa créature, pour la relever vers la céleste perfection ; mais il fallait votre naissance, votre dignité, vos mérites et votre consentement pour que Dieu accomplît son éternel dessein. Vous êtes donc bien la Mère de la création nouvelle et du siècle à venir.

    Dieu est toujours plein d'amour et ne cherche qu'à entrer dans toute âme ; il frappe à la porte du cœur, attendant que le cœur lui ouvre. Lui est toujours présent, mais nous, d'ordinaire, nous sommes loin. Il n'entrera que quand nous reviendrons, quand nous nous recueillerons vers ce cœur qu'il cherche à occuper. Il ne naîtra en nous que quand vous serez avec nous, ô Marie, et quand vous nous aurez communiqué, en quelque chose, la vertu de maternité divine, pour arriver au bonheur de ceux dont Jésus dit : « Celui qui fait la volonté de mon Père, qui est au ciel, celui-là est ma mère (matth., XII, 50). C'est donc par votre intercession et votre imitation que chaque âme arrive à son but éternel.

    De même, ô Mère de Dieu, Dieu est toujours présent à son Église pour l'inspirer et pour la gouverner ; mais on voit bien pourtant qu'il y a des siècles où les triomphes de l'Eglise, sur une partie du monde, s'arrêtent, et d'autres où ils recommencent. Tantôt les schismes et les hérésies la divisent, la diminuent ; tantôt d'éclatantes conquêtes l'agrandissent ; les schismes tombent, et des peuples entiers reviennent à la communion catholique. Est-ce que ces vicissitudes ne dépendent pas beaucoup de l'homme ? Sa prière pour attirer Dieu, ses œuvres méritoires pour le fixer dans le monde, le bon usage de la liberté, votre intercession, ô Marie, plus ou moins ardemment invoquée, votre imitation plus ou moins fidèlement pratiquée, voilà des causes qui développent le règne de Dieu et multiplient les triomphes de l'Eglise.

    Dieu veut tout nous donner ; tout dépend maintenant de nous, de vous, par qui tout est reçu et conservé, par qui tout est transmis, ô Mère de Dieu ; tout dépend de l'union des hommes à celle à qui Dieu confie tout :

    O Marie, sainte Mère de Dieu, obtenez-moi de ne connaître et de ne méditer ces vérités que pour les appliquer à mon âme et les faire pénétrer dans ma vie. Ne me livrez pas à cette sorte de connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer et se trahit elle-même.

    O mon Dieu ! qu'il y ait enfin un moment dans ma vie où je puisse dire comme le prophète : « Maintenant je commence ! Voici un changement qui vient de Dieu. » Que de commencements avortés il y a déjà eus dans ma vie ! Quand viendra le commencement vrai ? Quand donc arrivera la vie nouvelle et le changement durable venant de Dieu ?

    0 Vierge, Mère de Dieu, il n'y a eu de vrai changement et de vraie nouveauté dans le monde que par vous ! Dieu a créé sur terre une nouveauté» dit le Prophète en parlant de votre divine maternité. Je le comprends, il n'y a eu de nouveauté dans le monde que quand Celui qui s'est nommé Dieu avec nous y est venu. II n'y aura de vie nouvelle en moi que lorsque le Verbe éternel sera descendu dans mon àme pour y naître. N'a-t-il pas dit : « Celui-là est ma mère qui fait la volonté de Dieu ? » "Mon âme doit donc aussi, en un sens, devenir mère de Dieu, puisqu'elle doit faire la volonté de Dieu. Dieu veut élever mon âme à cette céleste maternité ; mais il faut que, comme vous, et par sa grâce, je le mérite, ô Mère de Dieu. Aidez-moi donc dans ces efforts pour mériter l'accroissement de la vie nouvelle et la naissance de l'homme nouveau que l'Esprit-Saint cherche à créer en moi, et que la communion eucharistique dépose en moi. Aidez-moi à parvenir bientôt à une communion sainte et féconde pour l'éternité. Que le torrent de la vie vulgaire n'emporte plus tout aussitôt le corps, le sang, l'esprit de Jésus, votre Fils, venu en moi ; que le péché mortel ne crucifie plus en moi l'homme nouveau ; que la langueur des petites fautes continuées ne le tienne plus captif et sans croissance ; que le moment de la grâce triomphante arrive enfin, où la vérité pourra dire de mon âme que Jésus y grandit en grâce et en sagesse devant Dieu et devant les hommes. 

     

    IVe MEDITATION.

    Mère de la divine grâce, priez pour nous !

    Mère de la divine grâce, priez pour nous ! Vous qui avez reçu toute grâce, qui en avez conçu dans votre sein le principe et la source, et qui en contenez en vous la plénitude pour la transmettre, ô Mère de grâce, obtenez-nous de comprendre le mérite de votre maternité ; obtenez-nous de l'imiter, afin que la grâce de Dieu ne tombe plus en vain sur nos âmes et sur le monde, afin que nous cessions d'en repousser la fécondité, comme les glaciers ou les déserts de sable repoussent la fécondité du soleil.

    Celui qui fait la volonté de mon Père, dit le Sauveur, celui-là est mon frère, ma sœur et ma Mère. Telle est la condition de la divine maternité de l'âme à l'égard de la grâce, et la Vierge unique, qui a toujours accompli parfaitement la volonté de Dieu, a mérité pour cela d'en concevoir la plénitude, le principe et la source. Elle a été obéissante, depuis le premier instant de sa vie, à toutes les inspirations de la grâce les plus secrètes et les plus délicates. Elle a été obéissante, pendant tout le cours de sa vie, en ne cessant de veiller, comme la plus admirable des mères, sur le Sauveur enfant. Enfin elle a été obéissante, on peut le dire, jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix, parce qu'elle a souffert, en présence de son Fils crucifie, tout ce qu'il a souffert lui-même, et qu'elle a voulu avec Dieu toutes ces souffrances, les siennes et celles du Christ.

    Oui, pour ce qui est de la grâce en elle-même, Dieu la donne et la répand, comme son soleil, sur les bons et sur les méchants ; mais les bons obéissent et agissent en vertu de la grâce, et leurs âmes prennent quelques-uns des caractères de la divine maternité, pour concevoir et développer la grâce ; les autres demeurent stériles.

    C'est toute la vie chrétienne et toute la question des progrès de chaque âme et du monde. Dieu commence ; mais l'homme doit suivre et obéir, agir, souffrir, pour mériter en quelque chose d'entrer dans la sainte maternité de la grâce.

    Dans l'histoire de la vie des âmes, les premiers temps sont les temps des miracles et des grandes joies ; les derniers temps doivent être ceux des fortes et austères vertus. Les premiers temps sont ceux de la vie mercenaire où Dieu donne tout, où l'homme rend peu ; les derniers temps sont ceux de la vie sacrifiée, où l'homme, plus avancé, cherche à rendre à Dieu davantage. L'âme qui ne veut connaître que le temps des miracles et des joies est une âme qui ne persévère point et qui n'avance jamais.

    Il semble que d'abord, quand une âme est née à la grâce, Dieu se charge de la porter comme une mère son enfant nouveau-né ; il fait lui-même pour elle ses mouvements, remplit sa jeunesse d'une sainte joie et d'une surabondance de forces. Mais l'homme, comme l'enfant prodigue, épuise vite ce trésor, qui va toujours en décroissant jusqu'à je ne sais quelle époque fatale de tiédeur et de relâchement ; et, au moment où l'homme doit commencer à rendre compte, à agir par lui-même, à marcher, comme un enfant qui sait enfin marcher, à revenir à Dieu par sa volonté libre et à travers le sacrifice, c'est alors qu'il commence à sentir sa faiblesse, sa pauvreté, son impuissance dans la lutte et en face du péché. C'est alors que les âmes qui paraissaient données à Dieu, mais qui, au milieu de ses grâces incessantes, vivaient encore dans la chair et le sang, et qui ne cherchaient Dieu qu'avec réserve et avec ruse, c'est alors que ces âmes tombent tout à fait, et, par une catastrophe épouvantable, après avoir paru s'élever jusqu'au ciel, roulent dans la fange terrestre comme Salomon, et finissent par la chair, selon la parole de saint Paul, après avoir commencé par l'esprit (galat.,III, 3). C'est ce que dit l'Écriture sainte : « Les hommes de sang et de ruse ne traverseront pas la moitié de leurs jours» (Ps., LIV, 24). C'est-à-dire que, souvent, après un printemps magnifique, chargé de fleurs et de promesses, l'âme n'arrive pas à la saison féconde où elle devait porter son fruit et donner à Dieu sa moisson. Sous ces promesses, et à la racine de ces arbres chargés de fleurs, les vers poursuivaient leur travail ; d'invisibles légions d'insectes se mêlaient aux fleurs et aux germes ; les orages terrestres brisaient, abattaient, foudroyaient l'espérance de l'année, et l'année, après avoir été comblée dans son printemps des plus riches dons du Ciel, finit dans la stérilité.

    Ainsi le foyer de concupiscence, d'orgueil, de sensualité, que nous apportons en naissant, poursuit son œuvre, souvent au milieu des plus admirables dons de la grâce et des plus fortes inspirations de Dieu ; et si l'homme, par la plus sévère vigilance, la plus prudente et la plus humble obéissance, la lutte violente, le sacrifice sanglant qui donne à Dieu comme Dieu se donne ; si l'homme, en proportion de la grandeur des dons reçus, ne veut pas à son tour se donner, se sacrifier et s'humilier, l'âme aussi aura ses foudroyants orages et ses feux dévorants, ses lèpres cachées, ses légions d'ennemis invisibles, qui sauront la ruiner tout entière à mesure qu'elle ira dans la vie, et l'amener stérile et vide au tribunal de Dieu.

    0 vous, Mère de la grâce et Mère des âmes, en qui nulle concupiscence n'a jamais pu se développer et n'a jamais eu sa racine, priez pour nous, et protégez nos âmes contre l'affreuse malédiction de la stérilité finale. Vous, parfaite coopératrice à toute grâce, faites que l'effort de l'homme réponde, selon notre faiblesse, à l'effort de Dieu pour nous sauver ; faites que le côté humain du salut ne manque pas au côté divin, et que, quand le temps vient pour une âme d'agir avec Dieu, après Dieu, de lui répondre, de lui rendre, et de porter les fruits qu'il a semés et qu'il a vivifiés, l'âme soit trouvée féconde et ne soit pas maudite comme le figuier stérile où Jésus a cherché des fruits sans en trouver.

    Pour moi, ô Mère de grâce, je veux commencer maintenant à agir et à souffrir pour échapper à la malédiction de la stérilité finale. Je comprends enfin que Dieu m'excite en tout temps par sa grâce et cherche à me tirer de mon sommeil et de ma léthargie. Que de fois il m'a dit comme au paralytique : « Levez-vous et marchez ! » Mais je n'ai pas marché. Chaque jour il cherche à me tirer de mon sommeil, mais je continue à dormir. De même que, chaque matin, le père du monde éveille les hommes, les tire du sommeil corporel, et leur ordonne de se lever pour commencer l'œuvre du jour, de même pour la vie de mon âme : « Veillez et priez ; levez-vous et marchez ; prenez la croix et suivez-moi ; » telles sont les paroles que j'entends. C'est la voix de Celui que saint Augustin nomme « Père du réveil. » Mais qui s'éveille à la vie véritable et qui se donne à la divine activité ? Qui sait marcher avec persévérance ? Qui veut porter sa croix ? Je le veux aujourd'hui, ô Mère de grâce ! J'ai assez longtemps hésité, et je me suis assez longtemps roulé dans mon sommeil. L'heure s'avance ! Le jour que Dieu me donne à passer sur cette terre serait perdu si je ne me levais maintenant.

     

    Ve MÉDITATION.

    Secours des Chrétiens, priez pour nous !

    Secours des chrétiens, priez pour nous ! Priez afin que les peuples chrétiens arrivent à leur destinée sur la terre !

    L'humanité n'a pas, plus que chaque homme, une destinée fatale, inévitable, dans la sphère du bien et du mal. L'humanité est libre, elle peut choisir. Le genre humain finira bien ou mal, comme il voudra. Il en est du monde comme d'un homme. Tel homme passe des grâces et de la pureté de l'enfance au feu d'une jeunesse dévorante, et il y brûle ses germes, dit la sainte Écriture (job, XXXI, 12) ; puis il va de là s'endurcir dans l'ambition et l'avidité de l'âge mûr, et puis s'éteindre dans les ténèbres morales de l'égoïsme, dans une triste et vicieuse vieillesse. Tel autre passe de l'âge simple et calme à l'ardeur vivifiante d'une jeunesse pure et généreuse ; de là au travail fort d'une virilité dévouée, et se repose ensuite, jusqu'à l'heure du départ, dans les beaux jours d'automne d'une vieillesse digne et pleine : il finit, comme un sage, dans la bonté, l'amour et la piété.

    Le genre humain, sur la terre, peut choisir entre ces deux voies. Le monde peut finir comme un sage ou comme un insensé, comme un saint ou comme un méchant : il finira comme il voudra.

    Il y a un plan idéal de l'histoire qui serait le meilleur, un plan que Dieu préfère, mais que l'homme, par sa désobéissance, peut changer, de même qu'il y a en Dieu tout le plan idéal de la vie de chaque homme. Mais peu d'hommes accomplissent le plan de la céleste vocation. Il va, dans ce plan divin, une suite de jours, de periodes et de progrès que Dieu voudrait ; mais nous entendons l'Écriture sainte nous dire : «Les hommes de mensonge et de sang ne remplissent pas la moitié de leurs jours. » Ainsi du genre humain entier. Peut-être s'obstinera-t-il dans la perversité, dans la chair et le sang ; le monde finira mal, et ne remplira pas la seconde moitié de l'histoire selon le plan que Dieu eût préféré.

    De même qu'il y a pour chaque homme un âge critique, au milieu de sa virilité, de même il y a pour le monde un âge critique, au milieu de l'histoire. « Au milieu de mes jours, dit le Prophète, je touche aux portes de l'enfer » (Is., XXXVIII,10) « O Dieu, je suis votre œuvre au milieu de mes années, vivifiez-moi » (habac, III, l). Telle est la prière que le monde, aussi bien que chaque homme, doit adresser à Dieu par celle qui est le secours des chrétiens, si nous voulons finir, sur cette terre, par une récolte, et non par la stérilité.

    Et qu'est-ce que la grande crise au milieu de laquelle est aujourd'hui le monde ? L'humanité a été préparée, ensemencée, pendant soixante siècles bientôt, et maintenant ne serait-ce pas le temps de la moisson humaine, visible sur la terre ? C'est là, peut-être, la question proposée, en ce temps même où nous vivons, au choix du genre humain.

    Assurément les plus grandes paroles qui aient été prononcées sur le monde, paroles que le Sauveur a dictées mot à mot, et qui sont et doivent être la prière incessante de tout homme qui n'est pas insensé, les voici : « Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. » Qu'est ce à dire ? C'est-à-dire qu'il est un règne de Dieu sur terre, pour la venue duquel il faut prier ; un règne que la perversité humaine peut retarder ou empêcher, et dans chaque âme, et dans le monde ; un règne qui est la volonté de Dieu accomplie sur la terre comme elle est accomplie au ciel.

    Il est possible que tout dépende du choix libre du siècle même où nous vivons. Si les hommes, en ce siècle, se partagent plus décidément pour Dieu et contre Dieu ; si un trop grand nombre d'esprits s'enracinent dans la haine et l'incrédulité ; si les chrétiens restent dans la tiédeur, la faiblesse, et trop souvent dans le péché ; s'ils ne se relèvent puissamment par quelque grand acte de foi, par quelque généreux élan vers la lumière, par de plus fortes habitudes d'espérance et de charité, il est possible que ces années d'épreuve et de grâce soient les dernières, que le monde finisse mal, et, par une rapide décadence, aille à la mort, avant que le règne de Dieu n'ait grandi sur la terre et n'y ait vu mûrir ses fruits. Et qui donc serait cause de cette mort prématurée du monde, si ce n'est l'homme ? Et qui peut la prévenir, si ce n'est l'homme, en répondant aux grâces de Dieu ? Car la grâce de Dieu surabonde, mais notre coopération fait défaut. La vie est donc entre nos mains : la voulons-nous ? Dieu s'est donné, le saurons-nous recevoir ? S'il est un point unique sur lequel doive porter tout l'effort du monde et de l'homme, c'est celui--ci : recevoir Dieu, accueillir le Sauveur, et concevoir la grâce ou offerte ou donnée. Mais ceci a déjà été fait par un enfant de l'humanité, la Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère de la Grâce, Mère du Sauveur. Par son consentement libre Dieu est né dans le monde et s'est fait l'un de nous ; par son consentement libre Jésus a été offert pour le salut du monde. Que faut-il donc ? Il faut que le monde et chaque âme sache s'unir à la Coopératrice de la Rédemption, à celle qui est le Secours des chrétiens, et la prenne pour modèle, pour guide, pour reine, pour mère, afin de recevoir, avec elle et comme elle, le Rédempteur, et d'établir son règne en la terre comme au ciel.

    Que ceux d'entre nos frères séparés qui ne comprennent pas assez ce qu'est la Vierge et ce qu'elle signifie, et pourquoi l'Église catholique lui adresse un culte d'amour toujours croissant, veuillent bien entendre qu'elle est la libre coopératrice du salut, et qu'elle représente, avec et après Jésus-Christ, la libre coopération de l'homme à Dieu. Elle, qui a reçu Dieu pleinement, qui a toujours obéi, agi, souffert librement, sciemment, parfaitement, pour le salut du monde, elle représente l'effort humain dans l'œuvre du salut de l'homme. Elle représente la raison et la liberté en présence de Dieu, prévenues et aidées de Dieu, et disant à Dieu : « Me voici ! » Jésus-Christ, c'est l'Homme-Dieu ; mais Marie, c'est l'humanité pure et simple en face de Dieu et de son Christ, et voulant Dieu de toute sa force, de toute son âme et de tout son esprit.

    Donc, s'il y a dans la religion un point d'où tout dépende, après l'Homme-Dieu, c'est la Vierge et son culte réel ; car, Dieu voulant se donner, c'est elle qui a voulu le recevoir ; et, Jésus-Christ voulant continuer à se donner, c'est par la Vierge, par son culte, par son idée, par son imitation, par son intercession, que nous voudrons aussi le recevoir et accepter son règne. La Rédemption est faite, il la faut appliquer. Donc, si le progrès du royaume de Dieu sur la terre est en question, c'est surtout de notre côté. Il s'agit de savoir ce que sera notre courage, notre ardeur, notre fidelité à suivre la Reine des hommes, mère de la Grâce, coopératrice du salut et secours des chrétiens. Si donc, parmi les divers caractères de la piété chrétienne, il en est un plus efficace, plus fort, plus glorieux, plus noble, plus viril que les autres, plus digne de l'homme dans la plénitude de sa force, de sa raison et sa liberté, c'est celui qui s'attache le plus à l'esprit de la Vierge, à la pratique de cet esprit, lequel consiste à vouloir aider Dieu à force d'obéissance, de travail, de courage, de sacrifices, afin de mériter l'accroissement de son règne en nous et hors de nous.

    Je veux donc, ô mon Dieu, me livrer à ce pur esprit virginal, qui seul sait vous concevoir et rendre l'âme divinement féconde. Je veux, comme la Mère de la Grâce, aider Dieu. Je veux, afin d'imiter Jésus-Christ et d'être aussi sa mère, coopérer, par le travail et par le sacrifice, à mon salut et à celui dn monde, et, comme l'Écriture sainte le dit des Machabées, qui, dans le saint enthousiasme de leur courage, ne voulurent pas se sauver seuls, mais entreprirent de sauver le plus grand nombre de leurs frères, je veux ne jamais oublier que l'humanité a besoin des efforts de tous ses enfants, que l'extension du royaume de Dieu sur la terre peut être arrêtée par mes crimes, et que, si l'issue de la lutte, en ces années critiques du monde, est incertaine, chacun de nous peut quelque chose pour la défaite ou la victoire.

    O Marie, Reine des hommes, vous par qui Dieu est entré sur la terre, y a pris corps ; vous que Dieu a créée sans tache afin que vous puissiez répandre sur le monde la Lumière éternelle ; vous que Dieu a rendue féconde eu vous préservant du péché ; vous que Dieu même a faite sa coopératrice en vous maintenant absolument immaculée ; vous qui êtes, avec l'humanité de Jésus-Christ, le côté humain du salut, parce que vous avez dit : « Voici la servante du Seigneur, « qu'il me soit fait suivant sa volonté ; » ô Reine du genre humain, Mère de la divine Grâce et Secours des chrétiens, si nous sommes au milieu de la crise qui doit juger et décider les destinées de l'humanité sur la terre, c'est maintenant qu'il faut paraître et déployer toute la puissance que Dieu vous a donnée.

     

    VIe MÉDITATION

    Reine conçue sans pèche, prier pour nous !

    0 Reine des hommes, priez pour qu'il nous soit donné de comprendre quel est le progrès de la sagesse chrétienne qui peut sauver, au milieu de la crise présente, l'avenir de l'humanité en ce monde !

    On voit à Rome un humble sanctuaire où se conserve depuis un siècle le corps du bienheureux Léonard de Port-Maurice. A côté de ce corps est exposée à la vénération des fidèles une lettre autographe de ce saint personnage. Cette lettre répond à la question que nous voulons éclaircir aujourd'hui. Le contenu en est surprenant, mais pourtant la trace de la lumière céleste et de l'inspiration divine s'y fait sentir. Cette lettre parle du mystère de l'Immaculée Conception, et affirme que, quand la lumière de cette capitale vérité éclatera dans sa magnificence, ce sera l'heure du repos et de la paix du monde ; mais que, jusqu'à ce temps, il faut prier et pâtir, et consentir à voir le monde dans l'état de confusion où il est. 

    Le bienheureux affirme, en outre, que cette lumière se répandra quand l'Église aura défini, comme article de foi, le dogme de l'Immaculée Conception. Cette prophétie peut être contestable, mais, ce qui est certain, et ce à quoi il faut attacher notre cœur avec force et avec amour, c'est l'ensemble et le fond de ces bienheureuses convictions, exprimées par le saint personnage dans sa lettre inspirée, savoir : que le monde ne doit pas rester toujours dans l'état de confusion où il est ; que l'homme doit ordonner le monde dans la paix, dans la justice et dans la vérité ; qu'un progrès de la sagesse chrétienne amènera ce repos du monde ; que ce progrès consiste à éclaircir, appliquer, développer en son entier le mystère de Marie, qui est aussi le mystère de l'humanité, et toute la glorieuse étendue des mérites et de la dignité de l'immaculée Vierge, Mère du Verbe incarné.

    0 Reine, conçue sans péché, priez pour nous ! Priez, afin que de nos jours la manifestation de ce mystère devienne une grande lumière pour votre Église. Priez pour que cette manifestation soit un de ces grands progrès de la sagesse chrétienne dont parle saint Vincent de Lérins dans le livre même où il prémunit les chrétiens contre les dangereuses nouveautés. « N'y aura-t-il, s'écrie saint Vincent de Lérins, n'y aura-t-il dans l'Église du Christ aucun progrès de la religion ? Certes, il y en aura, et de très-grands. Et quel serait l'esprit assez envieux des hommes, assez ennemi de Dieu, pour vouloir l'empêcher ? Oui, il y aura des progès de la foi, mais aucun changement de la foi. Laissez donc croître et se développer, d'âge en âge et de siècle en siècle, tant dans l'Église universelle que dans chaque âme, l'intelligence, la science et la sagesse. — Il faut, par, le progrès du temps, que les dogmes antiques de la céleste philosophie soient de plus en plus expliqués et cultivés. Il ne se peut qu'ils soient jamais changés, tronqués ou mutilés ; mais ils doivent recevoir plus d'évidence, de lumière, de précision, en conservant la plénitude, l'intégrité et la propriété de ce qu'ils sont primitivement. 

    Oui, dit un autre savant théologien, il faut juger du corps mystique de Jésus-Christ comme nous jugeons de son corps naturel. L'Ecriture dit qu'à mesure qu'il s'avançait en âge il croissait aussi en sagesse et en grâce. Ce n'était pas que la sagesse éternelle de Dieu, lors même qu'elle se fût revêtue de notre chair, pût augmenter en science ou en sainteté ; mais, se proportionnant aux lois de notre nature, elle faisait éclater de jour en jour plus de sagesse et plus de piété, selon le progrès de l'âge, quoique, dès le premier moment de sa conception, il ait été la sagesse et la sainteté consommées. Il en est, en quelque façon, de même dans l'Église ; elle éclairait, en déployant de temps en temps les trésors de la tradition, des points de doctrine et des usages de piété qui n'avaient point encore paru, parce qu'il n'avait pas été temps de les faire paraître ni d'en développer les traditions anciennes. La plénitude du Saint-Esprit réside et a résidé dès le commencement dans le cœur de l'Église ; mais elle ne se montre et ne se répand au dehors que selon les conseils de la Providence éternelle, qui conduit tout le genre humain comme un homme particulier, et chaque particulier o comme tout le genre humain, par les degrés de divers âges » (thomassin).

    0 Marie, conçue sans péché, priez donc pour qu'en ce temps de ténèbres et de découragement un de ces admirables progrès de la sagesse et de la science chrétienne vienne ranimer le courage de ceux qui croient et la bonne volonté de ceux qui voudraient croire !

    Que si les progrès de la lumière doivent porter sur un point, c'est sans doute sur le mystère de Marie, et non sur le mystère du Verbe ; c'est sur le mystère de l'homme, et non sur le mystère de Dieu. Il y a, dit un pieux auteur, plusieurs raisons pour lesquelles Dieu a voulu que le mystère de Marie se découvrît peu à peu comme l'aube du jour, laquelle, commençant à poindre, chasse insensiblement les ténèbres par ses aimables rayons, jusqu'à ce que, le soleil s'avançant peu à peu dans sa carrière, il arrive enfin au plein midi. L'une de ces raisons est celle que les théologiens apportent ordinairement, disant que, comme l'Église n'est pas fondée sur notre Dame, mais sur son Fils, notre Seigneur, il était convenable que Dieu éclaircît avant tout les vérités de notre salut, et qu'après, par une surabondance de sa bonté, il nous fît voir clair en quelques autres, lesquelles, quoique de moindre conséquence que celles-là, portent néanmoins nos esprits à le mieux connaître et à l'aimer plus ardemment. »

    O Marie, Reine conçue sans péché, priez donc pour qu'il nous soit donné d'entrevoir au moins la possibilité de cet admirable progrès du royaume de Dieu sur la terre !

    L'Immaculée Conception de la Vierge est une vérité si profonde, si capitale et si centrale, elle peut jeter un jour si éclatant sur toutes les vérites de la foi, et même sur toutes les vérités de la philosophie, que sa plus grande manifestation contribuera, peut-être, à opérer dans le monde chrétien et dans l'esprit humain cette révolution intellectuelle qu'attendent les esprits clairvoyants.

    Cette révolution intellectuelle peut donner à l'Europe un nouveau grand siècle de foi, de lumière et de retour à l'unité. Les peuples européens unis peuvent conquérir en peu d'années le globe entier à l'Évangile. Ce sera la plus belle des époques de l'histoire, et peut-être le commencement de ce règne de Jésus-Christ que les prophètes ont annoncé. Alors peut-être commencera une suite de siècles semblable à celle qu'annonce l'admirable saint Jean, le disciple bien aimé de Jésus, lorsqu'après avoir indiqué ce grand signe qui doit paraître dans le ciel, la femme revêtue du soleil et couronnée d'étoiles, il dit : « Alors viendra du ciel un ange qui tiendra une chaîne en ses mains, et qui enchaînera pendant mille ans l'esprit d'erreur, l'antique Serpent, pour l'empêcher, pendant mille ans, de séduire les nations » (apoc, XX, 1).

    O Marie, Reine conçue sans péché, ne pouvons-nous pas espérer que cette lumineuse manifestation du dogme de votre absolue pureté nous annonce le moment où vous achèverez d'exterminer les hérésies ? Ce sera le moment solennel où l'ange, armé de la chaîne entière des vérités, enchaînera, pour une longue suite de siècles, l'esprit d'erreur, qui séduit des peuples entiers.

    O mon Dieu, si je croyais fermement qu'il m'est possible d'aider, par ma prière et mes efforts, à un progrès de la sagesse chrétienne dans le monde ; si je croyais qu'il peut m'être donné d'unir ma force à l'impulsion divine qui veut tirer le monde de ses désordres et l'élever vers la justice, la lumière et la paix, je sens qu'une pareille foi me tirerait de ma langueur. Si pauvre, si faible que je sois, je donnerais du moins ce peu que j'ai et ce peu que je suis. Je me donnerais à la vérité tout entier. Je vivrais et mourrais pour attirer sur le monde un rayon de lumière de plus.

     

    VIIe MÉDITATION. 

    Reine conçue sans péché, priez pour nous !

    Mais qu'est-ce donc que le mystère de Marie ? Qu'est-ce que sa conception immaculée ?

    Voici plusieurs comparaisons qui en feront comprendre quelque chose.

    L'humanité est un ensemble solidaire, un tout qui, quoique composé de tant de multitudes, n'a, en un sens, aux yeux de Dieu, qu'un cœur, une âme et un même sang. Lorsque le mal du premier péché infecta toute cette masse et la précipita dans l'égoïsme et le vertige de la concupiscence, Dieu voulut préparer pour le monde un germe et une racine de grâce et de salut. Ce germe, en qui toutes les générations seront bénies, c'est le Verbe fait chair. Mais Dieu a préparé au Verbe un point pur par où il pût entrer dans l'humanité ; ce point immaculé, c'est le point virginal du monde des âmes, c'est la Vierge conçue sans péché.

    Ce privilége appartient à Marie, mais c'est un privilége pour tous. Dieu, pour rallumer un jour la lumière et l'amour divin en toute l'humanité, qui s'éteignait dans les ténèbres et dans le mal, Dieu a voulu préparer au Soleil de justice un sanctuaire au sein de l'humanité.

    La Vierge , Reine de l'humanité, est, après Jésus-Christ, le centre et le cœur du genre humain. Ne l'oublions jamais : l'humanité tout entière est un corps, « Nous sommes tous un même corps » (rom., XII, 5), dit saint Paul. Or cette unité humaine a un cœur. Ce cœur, c'est l'âme de Jésus-Christ qui s'est unie l'âme de Marie. Marie est le côté purement humain du cœur de cette humanité régénérée ; Jésus en est le côté à la fois divin et humain. Cette âme, ou plutôt ces deux âmes, centre des âmes, ces deux âmes que la souillure originelle n'a pas atteintes, sont devenues, pour le monde, le germe de la vie nouvelle.

    Que de choses à dire sur cet admirable sujet !

    L'âme de Jésus et l'âme de Marie, deux âmes en une, sont le cœur de l'humanité. Si l'on savait ce qu'est un cœur, même ce cœur matériel et visible qui est le centre du corps humain ! Le cœur est le principe de la vie ; il vivifie incessamment tous nos membres, qui tendent par eux-mêmes à la mort. Il n'y a pas un seul moment où chacun de nos membres ne meure, et, par lui-même, n'épuise la vie et ne coure à la mort ; mais le cœur, principe de la vie, ne cesse pas un instant non plus de réparer cette perpétuelle décadence. Il envoie, par chacun de ses battements, la vie à chacun des membres du corps, et il retire en même temps de chacun les germes de mort qui s'y accumulaient. Chaque battement de cœur est double et se compose de deux mouvements : l'un des deux retire des organes le sang éteint, pendant que l'autre y lance le sang vivant. C'est que le cœur lui-même est double ; il y a comme deux cœurs en un : l'un plus actif et l'autre plus passif, l'un qui envoie la vie et l'autre qui reprend la mort pour faire place à la vie. L'un vivifie, et l'autre purifie.

    Tel est aussi, au milieu de l'humanité régénérée, le rôle du cœur, de ce cœur composé de deux âmes vivant en une, l'âme de Jésus et l'âme de Marie. L'âme de Jésus est le côté vivifiant du cœur du monde, et l'âme de Marie, par la grâce de Jésus, est le côté par où ce qui est mort court vers la vie. Elle porte à Celui qui est la vie même le sang mort de l'humanité, afin que la vie s'y verse, et que Jésus le renvoie au monde, vivant et divinisé. Le Verbe, en s'incarnant, a divinisé le sang, mais c'est la Vierge qui a donné au Verbe la matière à diviniser.

    Peut-être comprendra-t-on mieux une autre comparaison tirée de ce qui se passe au ciel, au milieu des étoiles, dans l'ensemble des mondes créés de Dieu.

    Sachez donc que toute la matière des mondes, quelque forme qu'elle ait, si dispersée qu'elle soit, est un ensemble, un tout, ayant un centre de gravité commun(1). 

    (1)Salazar et plusieurs autres théologiens ont appliqué cette comparaison à la sainte Vierge.

    Nous en sommes certains, et c'est une vérité mathématique : il y a un centre de gravité de l'univers, et ce centre de gravité, relativement à toute la masse, est toujours et nécessairement immobile. Tous les cieux tournent autour de lui ; toutes les étoiles, tous les groupes de soleils se meuvent autour de ce centre immobile. Et n'est-ce pas ce dont chaque nuit nous présente une image, quand nous voyons l'étoile polaire seule immobile au milieu des étoiles qui tournent ?

    De même donc qu'il existe un centre de gravité de l'univers visible, point d'appui mécanique des mondes, immobile, d'une immobilité mathématique et absolue, au sein de tous les mouvements et de toutes les perturbations, troubles et révolutions que la matière universelle a éprouvés ou éprouvera jamais ; point central qu'un illustre astronome appelle le trône de Dieu, autour duquel marchent toutes les étoiles ; de même il est un point, centre de gravité de l'univers moral, céleste point d'appui des âmes, immobile, immaculé, au milieu des agitations et des perturbations du mal et de l'erreur. Ce point, c'est le Verbe incarné, mais auquel est uni inséparablement un autre point, le point virginal du monde des âmes, que la sainte Écriture appelle « le trône de Dieu et la femme couronnée d'étoiles. » Le centre est double, comme est double le centre même du cercle géométrique.

    Voici encore une autre comparaison empruntée à la connaissance de l'esprit humain.

    Croyez-vous que l'esprit humain soit entièrement faillible, toujours, sans exception ou absolument infaillible ? Ni l'un ni l'autre assurément. L'erreur se glisse dans nos pensées et dans nos facultés. Néanmoins saint Thomas d'Aquin et Bossuet, pour n'en pas citer d'autres, enseignent qu'au fond de la raison il y a un point infaillible ; sans quoi, remarquez-le, notre esprit serait irréparablement privé de certitude. Si ma raison était faillible, toujours, en tout, sans exception, rien ne serait certain, pas même mon existence, ni celle de Dieu, ni celle du monde, ni celle de la Révélation. Il y aurait un abîme absolu, éternellement infranchissable, entre l'esprit de l'homme et toute vérité. Mais il y a, en effet, au fond de la raison, une opération première et centrale qui ne trompe point. « Là l'erreur n'entre point, » dit saint Thomas d'Aquin ; et Bossuet s'écrie dans ses Élévations sur les Mystères : « O mon âme, écoute dans ton fond ! n'écoute pas à l'endroit où se forgent les fantomes ; écoute à l'endroit où la vérité se fait entendre, où se recueillent les pures et simples idées. » Ce sanctuaire, ce fond où brille la vérité, c'est le point virginal de l'esprit.

    De même l'humanité entière a son point virginal : c'est la Vierge conçue sans péché, ou, pour mieux dire, c'est la Vierge unie à l'humanité du Sauveur. Dieu s'était réservé ce sanctuaire, ce tabernacle immaculé, au sein de l'humanité déchue. Au fond de la masse dégradée est restée, par la grâce préservatrice du Sauveur, une fibre saine réserve de Dieu contre le mal. Voilà le mystère de Marie et de sa conception immaculée. Et si ce grand mystère est comme inscrit d'avance dans la nature de la raison, dans la vie physique de nos cœurs, comme dans la vie du ciel visible et les mouvements des étoiles ; est-ce à dire que ce beau mystère n'est plus alors que la suite nécessaire de la nature des choses ? Bien loin de là. C'est, au contraire, une preuve de plus que Dieu, à qui toute son œuvre est présente de toute éternité, qui conçoit en même temps les deux mondes, celui de la nature et celui de la grâce, et qui n'a créé le premier que pour arriver au second, a trouvé bon de créer le premier comme image et figure de l'autre, de même que l'ancien Testament est la figure de la loi de grâce, éternel Testament.

    Mon Dieu ! j'aimerais vivre toujours dans la lumière de ces grandes vérités ; mais qu'il est rare qu'une seule étincelle de lumière entre dans mou esprit ! Je ne m'en étonne pas. Je pense à tout, sauf à la vérité. Je donne mon temps à tout, sauf à l'étude de la religion et de ses admirables mystères. Je ne refuse point au sommeil un grand tiers de ma vie. Je ne refuse point à mon corps, pour le nourrir, plusieurs heures de ma vie éveillée. Mais qui est-ce qui donne chaque jour une demi-heure à méditer la vérité ? Quand s'est-il fait dans mon âme, pour écouter Dieu, un silence d'une demi-heure, selon le mot de la sainte Écriture ? Si quelquefois ce silence de l'esprit et ce recueillement de l'âme a eu lieu dans le passé de mes jours, j'en garde longtemps le souvenir, et je crois voir encore dans la lumière ces solennels moments d'une vie plus vraie. Et pourquoi ne pas m'efforcer de les retrouver ? Pourquoi ne pas m'appliquer chaque jour à reposer, pendant une heure, mon âme en Dieu ? Pourquoi ne pas chercher, par la prière, la divine vérité, la sainte lumière, dont le moindre rayon vivifie l'âme pour si longtemps, et éclaire pour toujours l'esprit où il a pénétré ? N'est-ce pas faute de cette clairvoyance intérieure que trop souvent je n'entends rien aux livres, aux discours, à l'Évangile, aux vérités que l'Église me propose ?

    O Marie, vous qui êtes le point virginal du monde des âmes, apprenez-moi à recueillir mon âme vers ce point virginal de mon intelligence et de ma volonté où la vérité se fait entendre. Soutenez la résolution que je prends de laisser le dehors de la vie pour en chercher le fond, et de quitter, du moins pendant une heure de ma journée, l'habitude des ténèbres extérieures, pour chercher la lumière intime que Dieu verse en ce centre où l'esprit s'enracine dans le cœur, le cœur en Dieu.

     

    VIIIe MÉDITATION.

    Reine conçue sans péché, priez pour nous !

    Méditons avec une nouvelle attention et un plus grand respect encore ce mystère de Marie et de sa pureté toujours immaculée : c'est le mystère de l'humanité ; c'est l'une des origines de l'Incarnation ; c'est l'un des nœuds de l'histoire éternelle du genre humain, c'est-à-dire du plan providentiel de Dieu, conçu de toute éternité pour le salut des créatures et la glorification de son œuvre.

    Nous allons lire et méditer ce qu'a écrit l'admirable saint François de Sales sur le plan de la providence surnaturelle de Dieu.

    Tout ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des anges ; mais voici l'ordre de la Providence à cet égard, selon que, par l'attention aux saintes Écritures et à la doctrine des anciens, nous le pouvons découvrir et que notre faiblesse nous permet d'en parler.

    Dieu conçut éternellement qu'il pouvait faire une quantité innombrable de créatures en diverses perfections et qualités, auxquelles il se pourrait communiquer ; et, considérant qu'entre toutes les façons de se communiquer il n'y avait rien de si excellent que de se joindre à quelque nature créée, en telle sorte que la créature fut comme entée et insérée en la Divinité, pour ne faire avec elle qu'une seule personne, son infinie bonté, qui par soi-même est portée à la communication, se résolut et détermina d'en faire une de cette manière, afin que, comme éternellement il y a une communication essentielle en Dieu, par laquelle le Père communique toute son infinie et indivisible divinité au Fils en le produisant, et le Père et le Fils, ensemble produisant le Saint-Esprit, lui communiquent aussi leur propre et unique divinité, de même cette souveraine douceur fût aussi communiquée si parfaitement hors de soi à une créature que la nature créée et la divinité, gardant chacune leurs propriétés, fussent néanmoins tellement unies ensemble qu'elles ne fussent qu'une même personne...

    Ainsi, la souveraine Providence faisant son éternel projet et dessein de tout ce qu'elle produirait, elle voulut premièrement et aima, par une préférence d'excellence, le plus aimable objet de son amour, qui est notre Sauveur, et puis, par ordre, les autres créatures, selon que plus ou moins elles appartiennent au service, honneur et gloire de ce même Sauveur.

    Ainsi tout a été fait pour ce divin homme, qui, pour cela, est appelé l'aîné de toute créature, possédé par la divine majesté au commencement de ses voies, avant qu'elle fit chose quelconque, créé au commencement avant les siècles ; car en lui toutes choses sont faites et toutes choses sont établies en lui, et il est le chef de toute l'Église, tenant en tout et partout la primauté ; et comme on ne plante principalement la vigne que pour le fruit, partant le fruit est le premier désiré et prétendu, quoique les feuilles et les fleurs en précèdent la production. Ainsi le grand Sauveur fut le premier en l'intention divine, et en ce projet éternel que la divine Providence fit de la production des créatures ; et en contemplation de ce fruit désirable fut plantée la vigne de l'univers et établie la suite des générations, qui, comme feuilles et fleurs, le devaient précéder comme avant-coureurs et préparatifs convenables à la production de ce raisin que l'épouse sacrée loue dans les cantiques, et dont la liqueur réjouit Dieu et les hommes (Traité de l'Amour de Dieu, livre II, chap. 5).

    Dieu avait mêlé de telle manière l'amour originel avec la volonté de ses créatures que l'amour ne forçât point la volonté, mais lui laissât sa liberté ; et il prévit qu'une partie, mais la moindre, de la nature angélique, quittant volontairement le saint amour, perdrait par conséquent la gloire. Mais il y avait cette différence entre la nature angélique et la nature humaine que la nature angélique ne pourrait faire ce péché que par une malice expresse, sans tentation ni motif quelconque qui la put excuser, tandis que la nature humaine était une nature faible, un souffle qui passe et ne revient pas, soumise à la surprise et à la tentation » (Traité de l'Amour de Dieu, livre II, chap. 6).

     C'est pour cela que la chute des anges fut absolue et sans réparation ; mais celle de l'homme, quoique irréparable en elle-même et par l'homme même, fut réparée par l'infinie miséricorde et par l'immense amour de Dieu.

    Mais c'est ici qu'il faut bien comprendre le mystère de la chute et de la Rédemption.

    Nous entendons dire quelquefois : Comment Dieu a-t-il pu créer s'il prévoyait que son œuvre serait vaincue par le mal et que la plus grande partie de sa création en serait la proie éternelle ?

    Mais où voit-on que l'œuvre de Dieu ait été vaincue par le mal ?

    L'œuvre de Dieu, telle que Dieu la conçoit de toute éternité, c'est avant tout l'Homme-Dieu, en vue de qui le reste a été fait, l'Homme-Dieu, qui est le fruit même de toute la création, et en comparaison de qui tout le reste n'est rien, car il est d'une valeur infinie ! Or cet Homme n'a jamais été vaincu par le mal, mais l'a vaincu.

    L'œuvre de Dieu, c'est en second lieu la Mère de l'Homme-Dieu, qui, à elle seule, l'emporte en excellence et en valeur sur tout le reste des créatures. La Mère de Dieu n'a jamais été vaincue ni touchée par le mal en aucun sens.

    Ensuite, l'œuvre de Dieu, c'est cette grande et principale partie de la nature angélique qui a repoussé le mal et qui a librement choisi l'amour.

    L'œuvre de Dieu, c'est encore cet immense nombre d'âmes qui, n'ayant passé sur la terre que quelques jours ou quelques heures, n'ont pas péché personnellement, et que le seul péché d'Adam a privées de la sainteté et de la grâce originelle, mais à qui le Sauveur l'a rendue.

    L'œuvre de Dieu, c'est cette autre multitude d'àmes qui ont péché personnellement, mais que le Rédempteur a sauvées en y faisant surabonder la grâce.

    Enfin, pour créer ces innombrables légions d'âmes et d'esprits libres choisissant Dieu avec amour et liberté, comme Dieu même les avait choisis, il les fallait bien créer libres. Il fallait donc nécessairement qu'il fût possible que plusieurs de ces esprits et de ces âmes n'aimassent point Dieu et ne le choisissent pas. Mais leur choix libre contre Dieu les rend d'une valeur sans comparaison moindre que le moindre des esprits glorifiés, et l'on pourrait même dire que tous ensemble, presque annulés par leur pente au néant, ne sont rien, comparés au dernier des élus.

    Où donc voit-on que l'œuvre de Dieu a été vaincue par le mal ?

    La partie de la création qui n'est pas restée dans l'amour, si on la compare à la cité de Dieu, n'est qu'une fumée et comme une ombre vide et vaine ; le reste est le corps de la création destiné à l'amour éternel.

    Voilà le mystère de la chute. Mais le mystère de la Rédemption demande d'autres éclaircissements. Il faut connaître la coopératrice de la Rédemption, qui est justement notre Reine, conçue sans péché, pendant que la cause, le principe et l'auteur de ce sublime ouvrage, est notre Dieu lui-même et notre Roi.

    Dieu, continue saint François de Sales, prépara pour sa très-sainte Mère une faveur digne de l'amour d'un Fils, qui, étant tout sage, tout puissant et tout bon, se devait préparer une mère à son gré. Il voulut donc que sa rédemption lui fut appliquée par manière de remède préservatif, afin que le péché, qui s'écoulait de génération en génération, ne parvînt point à elle ; de sorte que cette Mère sacrée, comme toute réservée à son Fils, fût par lui rachetée, non-seulement de la damnation, mais aussi de tout péril de damnation, lui assurant la grâce et la perfection de la grâce ; en sorte qu'elle marchât comme une belle aube qui, commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusqu'au plein jour. Rédemption admirable, chef-d'œuvre du Rédempteur, et la première de toutes les rédemptions, par laquelle le Fils, d'un cœur vraiment filial, prévenant sa Mère en bénédictions de douceur, la préserva non-seulement du péché, comme les anges, mais aussi de tout péril de péché et de tous les divertissements et retardements de l'exercice du saint amour. Aussi proteste-t-il que, entre toutes les créatures raisonnables qu'il a choisies, cette mère est son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chère bien aimée, hors de toute proportion et de toute comparaison » (Traité de l'Amour de Dieu, livre II, chap. 6).

    Voici donc quel a toujours été l'éternel plan de l'univers :

    Un Soleil de justice, de vérité, de sainteté éclairant tout, vivifiant tout de sa lumière divine. Ce soleil, c'est le Verbe qui devait s'incarner au milieu des temps ; mais c'est aussi la Mère du Verbe, qui lui est parfaitement unie, qui est en lui pendant qu'il est en elle ; qui la revêt pendant qu'elle en est revêtue, qui le porte en son sein, mais qui en est enveloppée et couronnée, qui est enfin cette femme revêtue du Soleil dont parle l'Esprit-Saint : deux âmes humaines en une ; deux âmes toujours immaculées ; deux personnes, l'une incréée, l'autre créée ; l'une hypostatiquement unie à son humanité, et l'autre unie à Dieu par la plénitude de la grâce. Tel est le centre et le fondement immobile de l'œuvre de Dieu. Mais à ce cœur du monde viennent s'unir des milliers d'autres cœurs et d'autres âmes qui s'y rattachent après une chute et une épreuve ; qui, après avoir voyagé dans le temps, dans l'exil, dans les vicissitudes, ont retrouvé enfin leur centre, le foyer de la lumière pleine, de l'amour plein, le lieu de l'éternel repos ; qui, par amour, par libre choix, par souffrance, travail et combat, reconquièrent leur patrie, trouvent le Père du monde, la Mère du Verbe et de l'humanité, le frère,  l'ami, l'époux des âmes, principe et modèle absolu de tout amour, de toute force, de tout courage dans les combats et les souffrances qui vont au ciel. Telle est l'œuvre de Dieu.

    Et, en dehors de la sphère immense de lumière que remplit l'auréole du soleil, ses rayons chassent et dissipent, comme une ombre et une fumée vaine, la légion méprisable et coupable des esprits vides d'amour et pleins de ténèbres, qui ont voulu rester chacun en soi et contre tous, et en dehors de Dieu.

    O mon Dieu, je croirai maintenant davantage à la réalité de ce Soleil central de justice et de vérité, de vie, d'amour, qui est le Ciel, ainsi qu'à la réalité de ces ténèbres extérieures, qui sont l'enfer. Je comprendrai que, semblable à ces astres errants dont parle saint Jacques, je gravite vers le Ciel, mais que je puis, comme eux, emporté par ma pente et par mon faux élan, sortir de ma sphère d'attraction pour me perdre dans l'abîme sans fond. Je comprends la vie de mon âme toujours en lutte entre ces deux forces contraires, que connaissent tous les hommes par leurs effets, mais dont la cause ne leur est pas assez connue. Et comment ne serais-je pas toujours attiré par ces deux forces ? Se peut-il que le Ciel n'attire pas ? c'est l'une des forces. Et se peut-il que mon inertie, dans le rapide tourbilon du temps, ne m'emporte pas loin du Ciel ? c'est l'autre force. Se peut-il que les esprits paisibles et lumineux qui nie regardent dans ma lutte ne m'attirent pas par leur prière et leur amour ? Et se peut-il que la contagion des méchants, l'esprit de négation, de révolte et de séparation , l'esprit d'orgueil, d'égoïsme et de sensualité ne m'entraîne pas, tant que je ne l'aurai pas vaincu et rejeté hors de mon cœur par mon choix libre ? Je connais maintenant le sens des deux attraits. Je saurai discerner dans mon âme leurs mouvements contraires, et mettre du côté du Ciel, qui m'attire, le poids de mon amour ; car, comme le dit saint Augustin, mon  amour est mon poids.

     

    IXe MÉDITATION. 

    Mère très-pure, priez pour nous !

    Ne nous lassons pas de chercher, par la prière et la méditation, par le désir de la lumière, par la reconnaissance pour ses moindres rayons, à entrer de plus en plus dans la contemplation du grand mystère de l'immaculée pureté de la Vierge. Ce mystère est l'un des nœuds de l'œuvre divine, et en quelque sorte son centre, son ciel, aussi bien qu'il en est la ressource, et qu'il est l'espérance de ceux qui luttent et qui voyagent encore.

    Pour arriver à de plus vives lumières, écoutons aujourd'hui, sur ce sujet, la doctrine de l'admirable saint Augustin :

    « Vous m'avez appris, ô Seigneur, par une parole irrésistible adressée à l'oreille intérieure de mon âme, que vous êtes seul éternel, immortel, qu'il n'y a rien en vous de variable ; que votre volonté subsiste, immuable, au-dessus du temps : la volonté qui pourrait changer ne serait plus l'immortelle volonté. « Je vois ces choses dans la lumière de votre présence, ô Seigneur ; mais, je vous prie, que cette lumière augmente, et que, sous cette révélation, je persiste à rester sous vos ailes, humble et petit.

    Vous m'avez dit encore, ô Dieu, par une parole irrésistible adressée à l'oreille intérieure de mon âme, que toute nature et toute substance qui n'est pas vous est faite par vous. Cela seul qui n'est pas, ou encore tout mouvement de volonté qui s'écarte de vous, qui êtes, vers tout ce qui est moins, cela n'est pas fait par vous ; car un tel mouvement est le mal et le péché. Enfin nul péché ne vous nuit, ô Seigneur, et ne saurait troubler en rien l'ordre de vos volontés. Voilà ce qui, en votre présence, Seigneur, m'est révélé dans la lumière, et, je vous prie, que cette lumière augmente, et que, sous cette révélation, je persiste à rester sous vos ailes, humble et petit.

    Enfin vous m'avez dit encore, par une parole irrésistible adressée à l'oreille intérieure de mon âme, que cette créature même ne vous est pas coéternelle, celle dont vous êtes seul la volonté ; qui, par la plus persévérante chasteté, n'a jamais respiré qu'en vous ; que sa mobilité possible n'a jamais, en rien, fait varier ; qui, s'attachant par son amour entier à vous, Seigneur, toujours présent, n'a point d'avenir à attendre, point de passé à regretter, pas de vicissitudes à subir, et pas de temps à traverser. 0 bienheureuse, quelle qu'elle soit, par sa ferme inhérence à votre béatitude, bienheureuse de l'éternelle et intime hospitalité qu'elle vous donne et de l'éternelle clarté qu'elle reçoit ! Et qu'appellerai-je le ciel du ciel qui est à Dieu, si ce n'est, ô mon Dieu, votre demeure, qui vous contemple, qui vit de votre félicité, sans défaillir et sans sortir de vous : esprit tout pur et tout rassemblé dans l'unité parfaite et la paix stable des célestes esprits, citoyens de la cité d'en haut, supérieure à ce ciel visible ?

    Que l'âme donc à qui le voyage de l'exil paraît long comprenne ces choses, si déjà elle a soif de vous, si ses larmes sont déjà devenues son breuvage, si chaque jour elle entend en elle-même cette question : Où donc est votre Dieu ? si déjà elle cherche et ne veut qu'une seule chose, habiter tous les jours dans votre demeure, ô mon Dieu ! Que l'âme donc qui en est capable comprenne ce qu'est l'éternité en face du temps, puisque déjà votre maison sainte, qui n'a jamais connu l'exil, quoiqu'elle ne vous soit pas coéternelle, ne souffre pourtant aucune vicissitude de temps, parce qu'elle, vous demeure attachée sans intervalle ni défaillance. Voilà ce qu'en votre présence, Seigneur, je vois dans la lumière, et, je vous prie, que cette lumière augmente, et que, dans cette révélation, je persiste à rester sous vos ailes, humble et petit. »

    Ainsi parle l'admirable Saint. Mais, après avoir décrit la très-sainte créature qui contemple Dieu parfaitement, qui n'a jamais défailli, et que rien n'a jamais séparé de Dieu, il ajoute :

    « Appellerez-vous erreur ce que la vérité m'enseigne par des paroles irrésistibles adressées à l'oreille de mon âme ? Et qu'est-ce que la contradiction pourra nier ici ? Nieriez-vous qu'il y ait une sublime créature qui se tienne attachée à Dieu, au Dieu éternel et véritable, par un si chaste amour que, sans lui être coéternelle, cependant, parce qu'elle ne s'écoule jamais hors de lui, elle ne connaît du temps ni ses vicissitudes, ni ses variétés, mais reste toujours dans le repos de l'éternelle contemplation ? Vous vous manifestez à elle, Seigneur, et vous lui suffisez, et jamais elle ne penche vers elle-même ou ailleurs que vers vous. Elle est la maison de Dieu, maison qui n'est point faite de terre, ni même de la matière des cieux, mais qui est spirituelle et participe à votre éternité, parce qu'elle est éternellement sans tache. Vous l'avez posée ainsi pour toujours : c'est une loi que vous avez faite et qui ne sera point violée. Cette divine demeure n'est cependant pas éternelle ; car elle a commencé, elle a été créée.

    Sans doute nous ne rencontrons aucun temps avant elle, car la sagesse a été créée avant toute chose ; non cette Sagesse égale, coéternelle à Dieu son père et notre Dieu, par laquelle tout a été créé, principe du ciel et de la terre, mais cette autre sagesse créée, nature intellectuelle, qui est lumière par la contemplation de la Lumière, et qui, quoique créée, est aussi appelée sagesse. Autant il y a de la différence entre la Lumière illuminante et la lumière illuminée, autant il y en a entre la Sagesse créatrice et la sagesse créée, comme entre la justice essentielle et la justice d'emprunt, qui est la nôtre.

    Il y a donc une sagesse antérieure à tout être créé, créée elle-même : c'est l'âme intelligente et raisonnable de votre chaste cité, notre mère d'en haut, qui est libre et vit au ciel dans l'éternité, en ce ciel des cieux qui vous louent, étant elle-même le ciel des cieux qui est à Dieu ; et quoique nous ne trouvions avant elle aucun temps, puisqu'elle précède la création du temps, avant cette sagesse, cependant, il y a l'éternité de Dieu même qui l'a créée, et qui lui a donné son commencement. »

    Méditons avec recueillement ces pages toutes lumineuses et dont la profondeur n'a peut-être pas encore été pleinement commentée.

    Et d'abord cet illustre Père de l'Église, cette principale autorité de l'Église d'Occident, enseigne ici, avec une force d'affirmation qu'on ne rencontre pas souvent dans ses écrits, que cette doctrine, fondée sur l'Écriture, lui a été, de plus, directement révélée de Dieu, dans la lumière et dans la force irrésistible d'une parole intérieure.

    Et qu'enseigne-t-il ? Il enseigne qu'il y a une sublime créature, qui est notre Mère céleste, et en qui Dieu habite, et qui, depuis l'heure de sa création, est demeurée, sans vicissitudes ni défaillance aucune, tout entière attachée à Dieu.

    Mais qui est-elle, cette sublime créature ? C'est, selon saint Augustin, celle dont parle la sainte Écriture lorsqu'elle dit : « J'ai été créée avant les siècles et dès le commencement ; » et ailleurs : « La Sagesse a été créée avant tout. » Or, à qui l'Église catholique applique-t-elle ces paroles de la sainte Écriture ? C'est à la Vierge, Mère de Dieu, et à l'humanité de Jésus-Christ. Ces grands textes sur la sagesse créée composent partout et toujours l'office de la sainte Vierge.

    Sans doute on peut prétendre que notre saint docteur applique ici à la cité des anges tout ce qu'il dit de la sagesse créée ; et la société lumineuse des anges forme en effet une création qui, dès le commencement, sans défaillance ni vicissitudes, est restée attachée à la contemplation de Dieu. Mais il y a quelque chose au-dessus des anges : il y a la Reine des anges, il y a l'humanité du Sauveur, et, selon saint Augustin même, ce ne sont pas les anges qui ont été créés d'abord et avant tout. Les anges, dit saint Augustin, furent créés quand Dieu dit : "Que la lumière soit !" et avant cela, dans l'intention et dans l'idée divine, il y avait déjà, selon le saint docteur, le principe de la création qui implique tout et dont la Genèse dit : « Dans le principe Dieu créa le ciel et la terre. » Le principe absolu de toute chose, c'est Dieu même ; mais le principe relatif et créé, comme le montre saint François de Sales, le principe en qui, pour qui tout a été créé, c'est l'Homme-Dieu, lequel, par son humanité, est l'aîné de toute créature, et sa Mère, qui, parmi les pures créatures, est en un sens l'aînée, comme l'enseignent les saints docteurs. Si donc il y a une création première et principale, qui est appelée notre mère et qui demeure attachée à Dieu sans défaillance, une création que rien n'a jamais pu séparer un instant de Dieu, comment pourraiton dire que la Mère du Verbe, destinée de toute éternité à être la Reine de cette création sainte, comme le Verbe incarné en est le principe et le maître, comment pourrait-on dire que la Mère du Verbe ait été, pendant un seul instant, soumise à l'empire des ténèbres et séparée de Dieu, pendant que les anges, ses sujets, poursuivaient leur immuable contemplation et leur indéfectible union à Dieu ?

    O Marie, qui, en donnant un corps au Verbe, avez répandu sur le monde la lumière éternelle, priez pour nous, afin que ces profonds mystères, que nous apercevons déjà dans le lointain, brillent à nos yeux plus vivement, et que, dans cette lumière, nous demeurions toujours sous l'aile de Dieu et sous vos ailes, ô Mère des âmes, humbles et petits comme des enfants ! Pour moi, Seigneur, je veux entrer dans cette lumière. Je veux, comme le demande saint Augustin, arriver à sentir mon exil, à comprendre ce qu'est l'éternité en face du temps, et travailler à rapprocher de l'éternité le temps qui m'est donné. La vie pleine, étemelle, c'est la contemplation, la possession, sans vicissitudes, de la lumière et de l'amour. Le temps, comme le temps visible de cette terre, c'est le mouvement et la vicissitude entre les ténèbres et le jour. Mon âme, dans son état présent, voit la lumière avec intermittence. Le jour, pour l'âme, disent les maîtres de la vie intérieure, c'est un rayon qui revient par intervalles. L'âme qui a entrevu la lumière le sait bien. Elle sait que bientôt elle a vu la lumière pâlir, puis s'éteindre, et que, l'ayant cherchée encore, elle ne l'a plus trouvée. On était dans la vie, dans la joie, dans l'adreur ; on croyait y rester toujours ; mais le temps a marché, et sa sphère mobile a tourné, et le soleil a enseveli sous l'horizon toutes ses ardeurs et ses splendeurs. Ce qui reste n'est plus que regret et souvenir. On regrette de n'avoir pas profité du jour. Pendant que vous avez la Lumière, dit le Sauveur, croyez à la Lumière, pour que vous deveniez fils de Lumière. C'est là ce que je veux maintenant pratiquer, pour rapprocher de l'éternité le temps qui m'est donné. Quand le rayon reviendra, j'y croirai avec plus de force ; je saurai que ce n'est pas là ma lumière, ô mon Dieu, mais la vôtre ; je saurai que la lumière va passer ; je me hâterai, et je soumettrai aussitôt toute mon âme à cette splendeur qui est vous-même, afin de devenir fils de lumière, comme vous le promettez. Alors, sans doute, le rayon passera moins vite, la nuit ne viendra pas si tôt. Les jours grandiront dans mon âme, comme quand notre hémisphère recommence à pencher vers le soleil. La suite des jours de mon intelligence et de mon cœur ne sera plus coupée que par de courtes nuits, et peut-être, avant d'entrer dans le plein jour de l'éternité, arriverai-je aussi, comme les saints, à ces grands jours polaires qui font comprendre l'éternité, jours doubles où le soleil ne fait que s'incliner vers l'horizon et le toucher, pour indiquer la nuit et se relever aussitôt.

     

    Xe MÉDITATION. 

    Mère Immaculée, priez pour nous !

    Pour éclaireir le mystère de l'humanité, le mystère du salut, de la victoire sur le péché, de la rédemption des âmes et du canal de la Rédemption, adressons-nous maintenant à une autorité plus haute encore que saint Augustin. Ouvrons les Écritures.

    Nous n'aurons pas recours à des textes brisés et rapprochés de loin, mais à des chapitres entiers, lus avec suite. Nous ne choisirons pas ces chapitres à notre gré ; nous prendrons ceux dont l'Église catholique compose les offices de la Vierge. Écoutons et suivons avec adoration ces paroles inspirées et toutes pures, et qui sont comme un autre corps du Christ. N'oublions pas que la sagesse créée, dont nous lisons ici l'éloge, c'est ce principe, ce cœur, ce centre de la création qui est l'humanité du Sauveur d'abord, et puis la Mère de Dieu.

    La Sagesse porte en elle-même sa gloire, qui vient de Dieu, et qui éclate au milieu des hommes (1).

    Au milieu des assemblées saintes, sa bouche s'ouvre et répand la lumière de Dieu.

    Au milieu des âmes, Dieu l'exalte et la rend admirable dans la plénitude de la sainteté.

    Au sein de la multitude des élus, sa gloire éclate. Elle est bénie entre tous les bénis, et elle dit :

    « Moi, je suis la bouche du Très-Haut, et suis l'aînée des créatures.

    C'est par moi que s'est levée au ciel la Lumière qui ne défaillera pas, et j'ai, comme un nuage fécond, enveloppé la terre.

    J'habite au centre de l'univers, et mon trône est le pivot des mondes.

    (1)Quoique cette traduction nous semble exacte, on ne peut lui attribuer en aucune sorte l'autorité du texte approuvé par l'Église. Il faut comparer celte traduction au texte, et ne la regarder, du moins en quelques endroits, que comme une paraphrase.

    « Seule je suis au-dessus du mouvement des cieux qui roulent ; seule j'ai pénétré le centre de l'abîme ; j'ai parcouru tous les flots de la création et toutes ses sphères, et, en toute race, en toute assemblée d'êtres libres, je suis la Reine.

    Je suis, par ma vertu, plus grande que les cœurs les plus hauts, plus recueillie que les plus humbles. En tout cela je ne cherche que le repos en Dieu et la paix dans son héritage.

    Mais le Créateur de toutes choses me fait connaître sa volonté. Celui qui m'a créée veut à son tour se reposer en moi comme dans un tabernacle, et il me dit : Habitez en mon peuple, héritez de ceux qui sont à moi, étendez vos racines dans l'âme de mes élus.

    J'ai donc été créée au commencement et avant tous les siècles ; je subsiste dans le siècle à venir, et je suis ministre de Dieu dans la céleste et sainte demeure.

    Je suis la force dans les âmes saintes, le repos dans la cité sainte, et la Reine de Jérusalem.

    Je suis la Reine des âmes choisies qui recueillent l'héritage de Dieu, et j'habite avec la plénitude des saints.

    Je suis le cèdre sur le Liban et le cyprès sur la montagne de Sion ; le palmier de Cadès et le rosier de Jéricho ; l'olivier des campagnes fécondes, et la platane du bord des eaux. Je suis le baume aromatique, la myrrhe choisie ; je réunis en moi les parfums les plus purs.

    J'étends mes branches comme le térébinthe, et mes rameaux sont la grâce et la gloire.

    Je suis la vigne féconde, son parfum et son fruit.

    Je suis la mère du pur amour, et de la crainte filiale, et de l'espérance sainte.

    En moi est déposée la grâce qui est la voie et la vérité ; en moi est l'espoir de la vie et de la vertu.

    Venez à moi, vous qui m'aimez, et que le Fruit de mes entrailles vous nourrisse et vous vivifie.

    Mon esprit est la douceur même, mon héritage est plus suave que le miel.

    Ma mémoire est une mémoire qui ne décroît pas par le temps.

    Celui qui se nourrit de moi peut se nourrir encore, et celui que je désaltère a soif encore.

    Qui m'écoute ne sera jamais confondu, qui travaille avec moi ne péchera point.

    Celui qui me met en lumière a la vie éternelle.

    Tout ceci est le livre de vie, le pacte du Très Haut, la manifestation de la vérité.

    Moïse a donné des préceptes, a donné à Jacob un héritage, et des promesses à Israël ; mais c'est à David, son élu, qu'il a été donné de faire naître le Roi fort qui doit s'asseoir sur le trône éternel.

    C'est lui, ce Roi, qui donne à la sagesse sa plénitude, comme, au printemps, le Tigre et le Pinson remplissent leur lit.

    C'est lui qui multiplie l'intelligence, comme l'Euphrate multiplie ses eaux au temps de la moisson.

    C'est lui qui répand la lumière et la vérité, comme le Gihon répand ses eaux au temps de la vendange.

    Lui seul la connaît parfaitement ; tout autre, plus faible que lui, ne la connaîtra jamais tout entière.

    Il est plus qu'un fleuve de sagesse et plus qu'un abîme de lumière.

    Moi, la sagesse, je fais couler les fleuves qui viennent de lui.

    Je suis le lit du fleuve, sa source, le point où il perce la terre, le canal par où il coule du Paradis.

    Je n'ai qu'à dire : Je veux arroser mes vergers, mes prairies ; je veux les enivrer de fécondité. Aussitôt les flots coulent et le fleuve ressemble à une mer.

    Oui, je suis l'aurore qui amène à tous la lumière, et qui bientôt la répand au loin.

    Et je pénètre jusqu'aux plus bas degrés ; je vais réveiller ceux qui dorment et éclairer quiconque espère en Dieu » (ECCLI., XXIV).

    Vous voyez dans ce texte saint le canal des grâces, l'aurore qui annonce le Soleil, la Porte du Paradis, la source du fleuve qui féconde le monde, le point où il perce la terre, l'humilité, la pureté qui entretiennent la faim et la soit de la justice et de la vérité. Vous y voyez la Mère du pur amour et de l'espérance sainte, celle en qui a été déposée la grâce, en qui est né Celui qui est la voie, la vie, la vérité. Vous y voyez enfin cette Reine de la cité sainte, la coopératrice de Dieu, ministre de sa puissance ; vous y voyez celle qui, étant créée de Dieu, a fait entrer au monde la Lumière éternelle, et mille autres mystères dont la méditation remplirait des journées.

     Et l'Esprit-Saint nous dit que cette sagesse ne doit pas fléchir jusqu'au siècle à venir, et qu'elle ne cesse de contempler la face de Dieu dans la demeure céleste.

    Voici l'autre texte inspiré que l'Église catholique applique à l'office de la Nativité de la sainte Vierge et à celui de sa Conception :

    Dieu me possède dès le commencement de ses voies, avant d'avoir rien fait sortir du germe de la création.

    Je suis prédestinée et ordonnée de toute éternité, et posée en présence de Dieu avant la terre.

    J'étais déjà conçue lorsque les abîmes n'existaient pas, que les sources n'étaient pas ouvertes. J'étais née avant que les montagnes et les collines ne s'élançassent. Dieu m'enfantait avant la formation de la terre et l'origine de son mouvement.

    Lorsque Dieu préparait le ciel, j'étais avec lui. Quand il donnait à la matière des mondes sa loi et son mouvement ; lorsqu'il affermissait les astres et lançait dans l'espace, selon leur poids, leurs masses encore fluides ; quand il donnait à la mer sa limite et la loi qui l'empêche d'augmenter sa hauteur ; quand il donnait au globe terrestre son centre de gravité, en ce temps j'étais avec Dieu, coopérant à toutes ses œuvres, pleine de joie en ces premiers jours du monde, toujours devant sa face, tressaillant de bonheur au sein de l'univers naissant, et surtout dans les âmes des hommes » (PROV., VIII, 22).

    O mon Dieu, il est donc vrai qu'il y a dans le monde des paroles sacrées qui révèlent les mystères du ciel. Il y a des livres saints, inspirés par votre Esprit même, et qui renferment des vérités dont le sens se dévoile peu à peu, à mesure que le monde avance et que l'Église grandit. Comment ai je si peu lu et médité ces livres ? Et pourquoi n'en ai-je point le goût, l'intelligence et la curiosité ? C'est que j'en suis trop loin. J'en suis trop loin par ma vie, par mon cœur. Je ne porte pas en moi le commencement de lumière intérieure nécessaire pour comprendre le sens des mots divins qui, du dehors, viennent frapper mes oreilles. Quand je passe de la grossière clarté des pensées vulgaires aux textes saints, je n'aperçois qu'obscurité. C'est la nuit ! Mais si mon âme était sereine, cette nuit aurait ses étoiles, et, si mon âme s'élevait vers le ciel, elle verrait que ses étoiles sont des mondes, ou plutôt des soleils, centres de mondes. O Seigneur, je verrai votre ciel et vos étoiles ! dit le Prophète. Je veux en dire autant. Je veux un jour, aussi, par ma prière et par ma vie, parvenir à cette sérénité, à cette élévation où l'âme commence à voir le ciel et à découvrir ses mystères sous la lettre du livre divin.

    O Marie, conçue sans péché, qui êtes non seulement pleine de sagesse, mais, en quelque sorte, la sagesse même, cette sagesse créée dont les saintes Écritures, exaltent la gloire par leur plus riche et leur plus profonde poésie, ouvrez aux chrétiens, en ce siècle, le sens des Écritures pour vous y voir, et, si les Écritures sont, en effet, un autre corps du Christ, selon saint Augustin, que notre contemplation apprenne à voir la Mère du Christ où nous voyons le Christ, comme nous savons que sur l'autel se trouve le sang de Jésus-Christ, puisé dans le sang de la Vierge, mère de l'humanité nouvelle.

     

    XIe MÉDITATION. 

    Reine revêtue du Soleil, priez pour nous !

    Méditons le titre glorieux et surprenant que le disciple bien-aimé, saint Jean, inspiré par Dieu même, donne à la sainte Vierge, devenue sa mère par la parole du Sauveur en croix.

    Saint Jean, dans la vision de Pathmos, s'écrie : « Un grand signe a paru dans le ciel : la femme, revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne d'étoiles. Elle porte un Fils dans son sein..., un Fils qui doit régner sur tous les peuples » (apoc, XII).

    La femme qui enfante le Roi des nations, c'est la Vierge. C'est donc elle qui est aussi la femme revêtue du soleil. Mais qu'est-ce que le soleil, si ce n'est le Soleil de justice, le Verbe de Dieu ?

    Ces grandes paroles, tirées de la sainte Écriture, nous représentent le monde invisible des âmes sous l'image du monde visible des astres. Et il ne saurait y avoir de symbole à la fois plus beau et plus vrai.

    Les astres vivent par groupes et sont unis entre eux par d'invisibles liens, qui forment de tous une indissoluble unité. Ainsi des âmes. Les âmes aussi sont unies par d'invisibles liens ; toutes se tiennent en Dieu, toutes s'attirent et se portent.

    Mais les astres voyageurs ont un centre, un centre dont ils viennent et dont ils sont les fils. Dieu les fit naître, chacun en leur temps, de la source commune. Ainsi des âmes, dans l'ordre de la grâce. Il y a un premier couple dont toutes descendent : c'est le couple sacré, divin et humain, le Père des âmes et la Mère des âmes.

    Mais les astres tournent autour de ce centre qui est en repos, et tous reçoivent de lui la vie, la lumière, la chaleur. Ainsi des âmes. Toutes sont en mouvement autour du centre qui les porte, et toutes reçoivent de lui la lumière, la chaleur et la vie.

    Or le centre des astres est lui-même un globe, de même matière et de même nature que les autres ; seulement ce monde central est revêtu de lumière, tandis que les autres mondes n'en sont pas revêtus.

    Ainsi des âmes. Il n'y en a qu'une seule qui soit revêtue du soleil. Les autres vivent dans la lumière extérieure du soleil, en dehors de cette auréole dont elle occupe, elle seule, l'intérieur et le centre.

    Et je lis toute l'histoire des âmes dans ce symbole.

    Jamais encore on n'a su comparer, comme il faut, l'état des âmes dans leur voyage du temps à l'état de nos demeures terrestres. Les mondes qui voyagent autour du soleil sont le symbole précis et admirable de l'état de nos âmes dans cette vie.

    Descendez dans votre âme , pour la regarder dans cette lumière. Que voyez-vous ?

    Je vois d'abord que mon âme est toujours empressée, jamais en repos, elle tend et elle aspire sans cesse à autre chose ; elle tend et elle aspire sans cesse à quelque état meilleur, à quelque vie plus grande. Mon âme est toujours eu mouvement, mon âme est voyageuse comme la terre qui nous porte. Mon âme attend toujours son lendemain, et se hâte de traverser les jours pour arriver à quelque jour meilleur. La terre, qui court si vite, ne va pas plus vite que mon âme. De ces deux voyageuses, mon âme est la plus empressée ; c'est elle qui bien souvent voudrait hâter la marche du vaisseau, et qui s'écrie, comme le Prophète, par son désir ou sa prière : Seigneur, pressez le temps, hâtez la fin.

    Mais mon âme, qui désire toujours mieux, s'avance-t-elle dans une clarté croissante ? Va-t-elle d'une course droite vers la vie, la lumière, le bonheur, la justice et la vérité ? Oh ! non. Si quelque chose est manifeste en moi, c'est la vicissitude. Les plus douces, les plus vives lumières sont suivies des plus pénibles obscurités, des ténèbres les plus profondes. Mon âme va donc aussi et du jour à la nuit, et de la nuit au jour, comme notre terre. Plus mon esprit travaille et s'agite vers la Vérité, plus il voit que le jour semble appeler la nuit et que la nuit appelle le jour. Mon âme voit venir en elle des aurores ; ces aurores grandissent jusqu'au jour, et ces jours sont tantôt radieux et tantôt couverts de nuages. Mais à peine ont-ils atteint la clarté du midi que l'on sent la lumière, toujours instable, déjà décroître, redescendre jusqu'au crépuscule , et faire place à la nuit.

    Mais, dans la vie de mon âme, non plus que dans l'année terrestre, ce n'est pas un vain mouvement qui nous emporte de jour en jour.

    Car, à travers ces vicissitudes de lumière et de nuit, mon âme, si elle ne contrarie sa loi par l'abus de sa liberté, mon âme, qui avance dans la vie, sent décroître les nuits et voit les jours grandir. Elle sent que la marche est utile et que le mouvement tend à un but. Les dons de la vie se développent en moi. Les fleurs commencent ; puis viennent les fruits, d'abord les moindres, ensuite les plus précieux ; les deux grands aliments de l'homme sont les derniers. Mais déjà, pendant que les fruits continuent à mûrir, déjà, depuis longtemps, les jours décroissent. Mon âme ne reçoit déjà plus la même plénitude de lumière, la même surabondance de séve, les mêmes ardeurs, les mêmes splendeurs. Elle sent avec étonnement, malgré tous ses efforts, la vie décroître fatalement. Elle comprend que le terme s'approche et que la mort doit survenir. Alors elle replie ses rameaux, se recueille peu à peu vers le centre, et, comme les plantes qui ne vivent qu'une année, qui laissent périr tout ce qu'on voit, qui se recueillent sous terre dans leurs racines pour attendre un nouveau printemps, mon âme aussi quittera toutes les choses visibles ; elle quittera son corps et tous ses développements terrestres, et se recueillera en Dieu, dans son inexterminable racine, pour attendre du Père un second appel à la vie. Mon âme, comme la terre, comme tous les mondes, a donc ses jours et ses années, et la vue de la terre est comme un livre où je lis les phases de sa vie.

    Mais ceci n'est qu'une faible comparaison ; car la terre et les plantes ne sont que des symboles pour nous instruire, des formes qui écrivent ce que Dieu dicte et qui lui obéissent en tout. L'âme, au contraire, est libre. Par l'abus de sa liberté l'âme peut changer cet ordre. Parfois elle fait décroître les jours quand Dieu les voudrait faire grandir ; elle rend les moissons impossibles, malgré les semences que Dieu donne et le soleil qu'il verse. Parfois enfin elle finit sa vie en refusant de rentrer en Dieu.

    L'âme peut pécher, elle pèche, nous le voyons. Elle vit ou meurt, elle grandit ou décroît, selon son libre choix. Elle passe aussi, dans sa vie morale, par une double vicissitude trop peu connue: vicissitude de force contre le mal, et de faiblesse à l'égard du mal ; de force que Dieu donne, et de faiblesse qu'il laisse ; force et faiblesse donnée, laissée, pour nous apprendre à vaincre et nous faire grandir dans la force. Oui, toute âme voyageuse porte en elle la faiblesse et la force, et la vertu et le péché. Il y a des semences de vertu, des principes de loi éternelle, que le Verbe toujours présent maintient en nous ; et il y a le péché d'origine, qui, par sa pente, porte toujours au péché présent, et dont il faut, avec l'aide de Dieu, que l'homme triomphe.

    Or la foi nous enseigne et la raison et l'expérience nous montrent qu'aucun homme ne pourrait, par lui-même, triompher du péché, ni avancer dans la lumière et dans la vie morale, ni porter les fruits de justice pour la vie éternelle. Sans le secours de Dieu il n'y aurait dans la vie morale ni jours croissants, ni saison féconde, ni fleurs, ni fruits. Livré seul à lui-même, l'homme décroîtrait toujours ; l'homme diminuerait tout ; la première période de tentation et d'éloignement de Dieu serait une chute, et l'homme irait s'avançant dans les ténèbres et le froid de la mort comme un astre détaché de son centre, et qui cesse de tourner autour de sou soleil.

    Mais Dieu a fait un monde moral où la vie est possible, et où la vie doit triompher pour tous les êtres qui ne la repousseront pas jusqu'à la fin.

    Il a posé, au milieu de l'immense groupe des âmes, un centre de vie, de lumière et de force, comme au milieu des mondes il a mis son soleil. Et le soleil du monde visible n'est pas ce grand fluide universel partout présent et plus intime à chaque monde que ne peut l'être sa propre masse, et qui est le principe de toute lumière, de toute vie, de toute force : ce fluide-là n'est pas visible, quoiqu'il porte, enveloppe et pénètre tout ce qui est. Mais le centre des mondes, le soleil que l'on voit, c'est ce même fluide incarné et fixé dans une terre, dans un monde de même substance et nature que les mondes voyageurs, qui par eux-mêmes sont ténébreux.

    Oui, une portion de la matière commune, un globe, une terre semblable aux autres, est au centres des mondes, mais pleine de toutes les forces du grand esprit universel mises en action et rendues manifestes. Cette terre centrale est enveloppée d'une immense auréole de lumière et de feu. Cette auréole est le soleil, la source de la lumière. C'est là le point d'appui qui porte les mondes, qui les soutient, qui les éclaire, les échauffe et les vivifie. Ce centre ne cesse de les ramener tous vers lui-même, et empêche leur mobilité de devenir une chute éternelle dans la nuit. C'est lui qui ramène en chaque monde le jour après la nuit ; c'est lui qui ramène en chaque monde, après l'hiver, la vie nouvelle d'une autre année.

    C'est l'image du soleil des âmes. Le soleil des âmes n'est pas seulement l'Esprit éternel, créateur, tel qu'il est en lui-même. Ce n'est pas uniquement ce grand Dieu, partout présent et plus intime à tous les êtres que chaque être ne l'est à soi-même. Ce n'est pas cet infini pur, absolu, qui nous est invisible. C'est ce même Dieu, sans doute, mais ce Dieu incarné dans notre nature même, et dans un être semblable à nous. Voilà la source d'où tout vient pour les âmes, voilà le centre, le point d'appui qui les porte, qui les soutient, qui les éclaire, qui les échauffe et qui les vivifie. C'est lui qui ne cesse de les ramener de peur que leur mobilité ne devienne une chute éternelle ; c'est lui qui répare en chaque âme la lumière après les ténèbres ; c'est lui qui ne laisse à la tentation que son heure, et lui fait succéder la lumière et la force.

    Mais, chose admirable ! ce divin Soleil incarné, qui est à la fois terre et lumière, matière et force, deux éléments radicalement distincts, parfaitement unis dans l'unité de la flamme, ce Soleil, dis-je, n'est pas seul au centre du monde. Comme le dit la divine parole de saint Jean, ce Soleil a revêtu de sa lumière la femme dont il est fils. Et de même que les astronomes croient voir parfois, sous la flamme lumineuse qui est proprement le soleil, un noyau, un globe, une terre, qui par elle-même serait sombre et opaque comme notre terre ; de même, et bien plus certainement, puisque la parole de Dieu nous l'enseigne, le centre réel du monde des âmes, c'est le grand signe dont parle saint Jean, « la femme revêtue du soleil, » du soleil qui est son Fils, qui est son Dieu. De sorte que le divin Soleil de justice, incarné dans l'humanité, ne se borne pas seulement à prendre dans cette terre centrale, du sein de laquelle il s'est développé, la substance qu'il unit à sa divinité ; il veut encore que cette terre choisie, unique, privilégiée, demeure en lui, y demeure, immobile comme lui, au milieu des terres voyageuses ; il veut qu'elle y soit sans vicissitudes, au milieu des mondes toujours soumis à la vicissitude. Il n'a pas voulu que cette terre unique, Mère du Jour, ait jamais une seule fois connu la nuit. Il a voulu qu'elle fût et demeurât dans la lumière, et fût revêtue de lumière, en tout sens, en tout temps. Il a voulu qu'elle fût absolument immaculée.

    De sorte que, si l'on demande pourquoi cette terre centrale n'est pas voyageuse comme les autres, on répond que, précisément parce qu'elle est centrale, elle seule demeure, pendant que toutes les autres, distantes du centre, ne peuvent que voyager sur la circonférence.

    Si l'on demande pourquoi cette terre, elle seule, ne connaît pas la nuit, on répond que, seule fournissant au soleil la matière de sa flamme, elle est tout enveloppée de la source du jour. La nuit, inévitable pour toutes les autres terres, parce qu'elles sont opaques et placées à distance du soleil, est impossible pour elle, qui, quoique obscure par elle-même comme les autres, est préservée de toute ombre de nuit par la flamme dont elle est la mère, qui la revêt et lui donne le jour pour ceinture.

    Telle est la femme revêtue du soleil ; telle est cette âme unique que revêt le Soleil de justice. Comment veut-on que la nuit du péché l'ait atteinte ? Les autres âmes sont dans cette nuit ; elle seule fait exception. Pourquoi cette exception ? C'est que le monde est ainsi fait. Le monde des âmes est une sphère vivante ; et dans toute sphère le centre est un point unique, à part des autres en tout. C'est un point qui peut demeurer seul immobile quand tous les autres tournent. Et si, comme dans le monde astronomique, le point central est revêtu d'une auréole, il est clair qu'il est seul dans l'intérieur de l'auréole, pendant que tous les autres sont dehors. Seul il regarde l'auréole entière, seul il en est revêtu tout entier. Les autres voient un côté du disque, et sont éclairés par une face pendant que l'autre face est dans la nuit.

    Mais pourquoi le monde a-t-il été fait sur ce plan ? Et pourquoi y a-t-il un centre ? Pourquoi ce centre est-il privilégié ? Pourquoi la vie, la force et la lumière viennent-elles du centre ? J'ignore pourquoi le monde est créé sur ce plan, mais je le vois ; lorsqu'il s'agit du inonde des corps, je le vois de mes yeux. Pourquoi ne le voudrais-je pas croire s'il s'agit du monde des esprits ? Peut-être ce plan est-il celui qui peut conduire la société des âmes à devenir la plus fidèle image de Dieu. En tout cas, n'est-ce pas cette forme qui seule peut tout envelopper dans l'unité ? Le centre est l'unité dans laquelle tout doit vivre. Or, si le centre est privilégié, ce privilége est le trésor de tous. Cette forme du monde n'est-elle pas celle aussi qui seule pouvait en faire un lieu d'éducation pour la liberté des esprits ?

    Mon Dieu, y a-t-il dans ces belles images, auxquelles mon esprit s'est livré, autre chose qu'une pâture d'un moment pour l'uine mystique qui cherche partout l'image de ce qu'elle aime ? Ou bien serait-il vrai que votre œuvre entière est un livre où peuvent se lire les mystères de l'éternité ? Vous créez tout et gouvernez tout conformément à vous-même, Seigneur ; votre plan éternel est l'image de vous-même. Votre image consubstantielle, votre Verbe incarné dans votre œuvre, est le but de votre œuvre ; il en est le principe, la raison et la cause, comme il en est la fin. Mais, dans votre œuvre elle-même, la partie principale, le fond, le centre, c'est cet être créé que votre sagesse destinait, de toute éternité, a donner au Verbe incarné son corps, à concevoir et à répandre en flots toujours croissants la Lumière éternelle sur ce qui n'était pas. C'est là, Seigneur, votre soleil, composé du Verbe incarné et de la Mère qui a porté le Verbe. Et vous avez semé par amour, autour de ce soleil, d'autres âmes, c'est-à-dire d'autres centres d'amour destinés à en boire la lumière et à lui devenir semblables. Ce sont les astres intelligents et libres qui environnent votre soleil et qui couronnent la femme revêtue du soleil. Le monde des âmes étant ainsi Constitué, vous avez voulu que le monde des corps lui fût semblable, et vous l'avez créé tel que nous le voyons, parce que vous créez tout conformément à vous-même et à votre plan éternel ; qui lui-même n'est que votre image.

    Seulement ; Seigneur, vous n'avez pas, ce semble, écrit dans Votre monde visible comment les âmes voyageuses peuvent arriver à l'éternelle et immuable perfection, ni comment les âmes que la lumière éclaire par le dehors peuvent en concevoir le foyer et en prendre enfin l'auréole. Ceci ne nous est enseigné que par votre Évangile.

    Mais, quelles que soient l'incertitude et la faiblesse de nos suppositions, Seigneur, ce qui est vrai, c'est que mon âme est voyageuse et qu'elle veut le repos. Elle n'a que des lumières partielles, qui viennent par intervalles, et elle cherche la lumière pleine et continue. Et il en est ainsi de tous les hommes.

    Donc il nous est bon de connaître les lois de la lumière, et sa source. Il nous est bon d'apprendre à nous en rapprocher, à devenir féconds par elle.

     

    XIIe MÉDITATION. 

     Reine des siècles, priez pour nous !

    Si vous êtes Roi des siècles, ô Seigneur Jésus, votre Mère est la Reine des siècles, car partout et toujours elle est, par votre grâce, ce que vous êtes par nature et par droit.

    Donc, ô Reine des siècles, priez pour nous ! Priez pour ce siècle où nous sommes, et au milieu duquel l'Église érige en dogme de foi votre absolue et immaculée pureté !

    Mais qu'est-ce que ce siècle où nous sommes ? Que faut-il demander pour lui ?

    Le siècle est toujours une chose double. En tout siècle il y a deux siècles : le siècle saint et le siècle pervers. Il y a le siècle tel que Dieu le donne, et le siècle tel que les hommes le font. Il y a l'esprit et l'idée que Dieu inspire à chaque époque, et il y a la perversion que les méchants, les indociles et les aveugles font de l'idée divine et de l'Esprit de Dieu. Le mauvais siècle est celui dont on dit : « Corrompre et être corrompu, voilà le siècle ; » et le bon siècle est celui que marque le Prophète par ces paroles : « Donnez-nous, ô Seigneur, de connaître votre marche sur terre et votre salutaire conduite sur tous les peuples. » Le sens de la marche de Dieu, à chaque époque et dans chaque peuple, c'est l'esprit du bon siècle. Mais qu'est-ce que le mauvais siècle ?

     Comme le mal n'est rien par lui-même et n'est que l'abus du bien, ou le bien retourné, de même le mauvais siècle ne vit pas par lui-même ; il n'est que le bon siècle retourné. Il est l'abus, la perversion, la parodie que fait de l'idée providentielle et de l'inspiration actuelle de Dieu la partie indocile du genre humain.

    Ainsi, quand, aux premiers temps de l'Église, le dogme chrétien, se répandant comme le soleil, forçait tous les esprits à voir, il s'éleva dans le vieux monde une philosophie ennemie, qui copiait le dogme chrétien pour combattre le christianisme. Cette philosophie n'avait d'existence et de sève que celle que lui donnait le christianisme, qu'elle altérait et retournait. C'était le mauvais siècle opposé au bon siècle.

    De même, lorsque Dieu fit comprendre à son Église que le moment d'une guerre mortelle et décisive entre l'erreur et la vérité était venu, ie monde entier entendit sa voix. Le vieux monde, aussi bien que l'Église, vit qu'il fallait du sang. Alors les fils du siècle saint versèrent leur sang, et les fils du siècle mauvais versèrent le sang d'autrui. Le mauvais siècle opère ainsi toujours l'inverse de ce que Dieu inspire au siècle saint : il retourne l'idée de Dieu. C'est lui qui tue, lorsque Dieu dit aux siens de mourir pour la vérité.

    Et dans les temps modernes, après que Dieu eut présenté au monde ces deux admirables modèles, saint Vincent de Paul et Fénelon, l'idée de Dieu était si claire que tous durent la saisir. Amour et charité : amour pour tous les hommes était l'inspiration providentielle. Mais l'Église, ou le siècle saint, vit la source de cet amour dans le divin cœur de Jésus ; et le siècle pervers, la partie indocile et séparée, vit la source de cet amour dans les fibres du cœur charnel, tel que le font les passions et les vices. Et pendant que l'Église adorait et prenait pour source de vie, pour modèle et pour centre, le sacré cœur de Jésus-Christ, le siècle pervers a fini par adorer deux cœurs qu'il est difficile de nommer.

    Quel est sur cet autel prostitué ce cœur de femme gorgé de honte ? Il n'a pas de nom. Quel est cet autre cœur gorgé de sang humain qu'ils promènent dans nos rues et portent en triomphe dans un vase d'or, comme le siècle chrétien porte le corps et le sang de Jésus ?

    Ils ont rejeté comme une superstition le culte du cœur de Jésus et celui du cœur de Marie, et ils adorent le cœur d'une impudique et le cœur du plus grand, du plus célèbre des bourreaux. Voilà l'amour du siècle pervers comparé à l'amour du siècle saint.

    Mais qu'est-ce que le siècle où nous sommes ? Quelle est l'inspiration actuelle de Dieu ? Quelle est l'idée divine qui fait la force et le mouvement du temps où nous vivons ? Il n'est pas difficile de le voir ; tout œil le voit. La mission de ce siècle est ceci :

     

     

    Dieu veut faire pratiquer à ce siècle, plus grandement que jamais, la seconde partie de la loi, qui est semblable à la première. La première consiste à aimer Dieu par-dessus toutes choses. La seconde consiste à aimer son prochain comme soi-même ; et ce second précepte, dit l'Évangile, est semblable au premier ; c'est le même sous une autre face. Eh bien ! c'est cette face de la loi éternelle que Dieu semble surtout vouloir nous présenter. Il nous montre les terres blanchissantes sous la moisson humaine déjà mûre, et il veut nous montrer de plus en plus clairement quel est le fruit humain qu'il nous faut moissonner.

    Considérons et méditons, par un autre côté d'abord, cette admirable vérité. Je vois que l'idée de ce siècle, celle qu'il doit avoir, celle qu'il a, c'est l'idée de la grandeur et de la dignité humaine ; et son inspiration, c'est l'amour de l'humanité. C'est là l'idée du mauvais siècle, aussi bien que celle du bon siècle, seulement le siècle saint entend ces choses selon Dieu et son Évangile, tandis que le siècle pervers, comme toujours, retourne l'idée, la détruit en la retournant, la nie en l'affirmant.

     

     

    En effet, comment le siècle pervers entend-il aujourd'hui la dignité humaine ? Il entend et affirme que la nature humaine est toute pure, qu'elle est immaculée, qu'elle n'a point de péché d'origine, qu'elle n'a point de concupiscence perverse, qu'elle ne pèche point, que ses passions sont perfections, que ses laideurs sont des beautés, que la chair est sainte dans ses œuvres. L'humanité est toute divine, disent-ils ; elle est Dieu ! Délivrez donc ce Dieu captif. Délivrons-nous de toute loi, de toute règle et de toute conscience. N'obéissons plus, mais régnons. Régnons par la libre et pleine expansion de toute notre nature et de tous ses mouvements, et ce sera le règne de Dieu sur terre. Voilà bien la doctrine connue qu'enseigne le mauvais siècle. Et j'aperçois déjà comment, cette perversion, c'est l'inspiration de Dieu mal comprise.

     

     

    Dieu veut nous relever fortement ; il veut nous remplir de courage et nous tirer de l'effroyable abattement où la sombre théologie protestante et janséniste avait voulu jeter l'âme des chrétiens. Dieu veut nous faire connaître la dignité, la grandeur de la nature humaine, malgré ses faiblesses visibles et sa misère présente. Pour cela il nous montre, et par les inspirations intérieures qu'il répand dans les âmes, et plus clairement par la voix de l'Église, par la bouche de son représentant sur terre, il nous nlontre d'abord que la nature humaine est si grande et tellement image de Dieu qu'elle est libre, que l'homme fait et choisit son éternelle destinée ; que, manifestement déchu, —nous le voyons, — déchu par un acte de volonté libre, la chute n'est cependant pas absolue, mais réparable ; que, dans chaque âme, la chute n'est pas tellement entière qu'il ne reste de grandes ressources ; que la raison et la liberté subsistent, quoique affaiblies, et que la grâce de Dieu poursuit toujours chaque âme, et que chaque âme peut y répondre par cet instinct béatifique qui n'est pas entièrement éteint. Mais ce n'est pas là tout, et voici la grande lumière dont notre Dieu veut nous donner la foi : c'est que l'humanité entière est un ensemble, un seul corps dont nous sommes tous les membres, ainsi que parle saint Paul. Or, tressaillez de joie, hommes de tous les siècles, vous tous membres de ce corps, si humbles que vous soyez, tressaillez de joie ! Le cœur de ce grand corps dont vous êtes membres, ce cœur, qui, en un sens réel, est votre cœur, n'est pas atteint par le venin du mal. Le premier cœur du genre humain, le premier couple, la source dont tout est sorti, le premier père, la première mère du genre humain avaient été créés sans tache. Eh bien ! ce premier cœur, cœur libre qui a péché, ce premier couple prévaricateur, est remplacé, ou plutôt était remplacé de toute éternité, dans la pensée de Dieu, par un cœur plus libre encore, mais tout immaculé, par un couple réparateur, qui devait être et qui est l'origine, le centre de l'humanité nouvelle, la source viviflcatrice du genre humain régénéré. Mais tressaillez encore : tout n'est pas dit ! Ce second cœur du monde, ce second couple n'est pas seulement humain et rempli de la grâce de Dieu ; dans ce second cœur, le côté principal est Dieu même, Dieu fait homme, et le côté moindre et secondaire de notre cœur universel est un vase tout sacré qui porte Dieu. Dans les mystères de ce grand cœur du monde, de ce cœur qui est le vôtre, ô homme, l'humanité est mère de Dieu ; bien plus, l'humanité est une avec Dieu même, dans celui qui est Dieu incarné. Votre père, votre propre père, le second Adam, c'est Dieu lui-même fait homme pour être l'un de vous, comme Adam était l'un de vous ; et votre propre mère, la seconde Eve, est Mère de Dieu. Donc, cela est vrai, la dignité humaine est magnifique. Car le cœur de l'humanité, c'est Dieu fait homme, et c'est l'humanité devenue mère de Dieu. Là, il est vrai, comme le répète le mauvais siècle, sans le comprendre, là, il est vrai que l'humanité est toute pure, qu'elle est immaculée, qu'elle n'a point de péché d'origine, point de concupiscence, qu'elle ne pèche point et ne saurait pécher ; que ses divines passions, l'amour et la pitié, sont perfections, qu'elle n'a point de laideur, qu'elle est toute belle, que sa chair est sainte et sacrée, qu'elle est même vivificatrice. Là l'humanité est divine, en un certain sens éloigné, car elle est mère de Dieu ; là l'humanité est divine, en un sens vrai, car elle est l'Homme-Dieu ! Délivrez donc ce Dieu captif. Délivrons-nous, aidés par lui, du joug des sens, des liens du inonde pervers, du péché, de Satan. N'obéissons pas à ce joug extérieur ; mais n'obéissons plus qu'à notre cœur, à notre cœur divin, et régnons avec lui. Régnons par la libre et pleine expansion de toute la vie qu'il nous envoie et de tous ses mouvements, et ce sera le règne de Dieu sur terre.

    Voilà ce que Dieu inspire. Voilà ce que le siècle saint proclame. Voilà ce que, forcé de proclamer à sa manière, le siècle pervers répète à peu près mot à mot, mais en retournant tout. Il appelle triomphe notre chute, notre chute que voient tous les yeux, puisque le mal et la mort sont sur nous. Il appelle beauté nos laideurs, nos laideurs si affreuses qu'il nous est impossible, sans un surnaturel secours de Dieu, de nous aimer les uns les autres. Il voit le vice, la laideur, la passion, la corruption, la concupiscence et l'orgueil, et c'est là ce qu'il nomme la pureté immaculée ; c'est là ce qu'il nomme Dieu ! Et quant au véritable Homme-Dieu, il ne le connaît pas. Et l'Immaculée véritable, Mère de Dieu, il ne veut point qu'on lui en parle. C'est ainsi que le siècle pervers imite le siècle saint. Il répète à peu près les mêmes termes ; il proclame presque les mêmes espérances, mais en renversant tout. Et pourtant sous cette perversion on reconnaît encore l'idée que Dieu donnait, l'idée de la grande dignité humaine et du vrai culte de l'humanité.

    C'est qu'en effet Dieu veut inspirer à ce siècle un plus grand amour de l'humanité. Il nous veut inspirer d'abord un culte croissant d'adoration et d'amour pour l'adorable humanité de l'HommeDieu ; et puis un culte de vénération, d'imitation et d'amour pour l'humanité pure de l'immaculée Reine du monde, Mère de Dieu ; et enfin un culte de compassion, d'amour et de dévouement pour l'humanité pauvre, malade et misérable, que l'Homme-Dieu a voulu appeler son corps et ses membres souffrants.

    Oui, je crois le sentir et le voir, c'est là ce que Dieu même, aujourd'hui, inspire à tout esprit qui ne dort pas, à tout cœur qui n'est pas éteint. En sorte que ceux mêmes qui n'écoutent pas l'Église, qui ne croient pas à l'Évangile, qui ne savent ce que c'est que l'Homme-Dieu, ce qu'est la Mère de Dieu, ceux-là mêmes Dieu leur parle et les sollicite au dedans. Il parle à leur raison et à leur cœur, et il leur dit : Fils de l'homme, regarde ce globe, et vois les hommes souffrants, couchés dans les ténèbres et dans la mort. Est-ce là toute ta destinée et celle du genre humain ? Ne veux-tu rien de mieux ? Ne vois-tu pas comme ils se perdent et se dégradent sans fin, faute de m'aimer et de s'aimer entre eux ? Mais crois-tu que je ne les aime pas ? Crois-tu que cette humanité si misérable n'est pas belle ? Beauté des âmes ! beauté si grande qu'on peut et doit, comme moi, aimer les âmes jusqu'à la mort ! Ton sang, ô fils de l'homme, ton cœur, ta vie, ton travail, tes sueurs, pour relever l'humanité, veux-tu me les donner ? M'entends-tu ? L'humanité peut être relevée. Ne lui suis-je pas présent ? Ne suis-je pas dans son sein ? Je suis plus près de l'homme que tu ne penses ; je suis un avec l'homme.

    Dieu cherche ainsi à inspirer la foi en l'Homme-Dieu et sa Rédemption ; mais l'âme, hors de l'Église, ne sachant pas interpréter la mystérieuse inspiration de Dieu par la claire doctrine révélée, l'âme s'étonne, est éblouie de cette proximité de Dieu à l'homme,etde ce grand pouvoir de relever les âmes, dont parle l'inspiration. Et si vous ne l'aidez, Reine du siècle, elle va prendre le change, elle va confondre Dieu et l'homme, et tomber dans le siècle pervers au lieu d'aller au siècle saint.

    Mais l'inspiration continue et dit : Non, tout n'est pas perdu, fils de l'homme ! Lève la tête, déploie ton courage. Si l'humanité m'obéit, elle peut tout. Elle peut s'emparer de ma force pour se relever. Elle le peut, elle est libre ; elle peut m'entendre, me concevoir, me faire descendre sur la terre, et elle l'a fait. Humble, pure et obéissante, elle est ma mère, et ma mère est ce que l'homme peut concevoir de plus parfait, après moi. Elle est absolument sans tache. Courage, fils de cette mère ! Efforce-toi de naître dans son sein, car il s'agit ici d'une naissance libre, et tu deviendras frère de Dieu, fils de Dieu.

    Dieu cherche ainsi à inspirer la foi à la renaissance surnaturelle et en l'immaculée Mère des âmes, Mère de la vie surnaturelle, seul canal de la vie nouvelle qui est la vie de Dieu, celle de l'Homme-Dieu.

    Mais l'homme, hors de l'Église, ne sachant éclaircir la mystérieuse inspiration par la claire doctrine révélée, est ébloui de cette fraternité divine, de cette admirable beauté humaine, dont parle l'inspiration, et si vous ne le guidez, Reine du siècle, il va prendre le change, il va tourner l'inspiration divine au mauvais sens et courir au siècle pervers.

    Mais l'inspiration continue : Il faut renaître en effet, fils de l'homme, car tu es plein de misère, plein de ténèbres, plein de péché, soumis au mal et à la mort. Il faut changer : il faut voir tes ténèbres et ta misère ; il faut renaître, devenir humble et pur, et virginal, et il te faudra vivre en domptant pendant toute la vie les orgueilleux ou voluptueux entraînements qui t'éloignent de moi.

    Or ceci est la crise de l'âme dans l'inspiration intérieure. C'est ici que l'âme va se juger elle-même, choisir sa voie, tourner au siècle saint ou au siècle pervers. C'est ici, Reine du siècle, qu'il faut l'aider.

    Si vous ne l'aidez pas ; si, par ses habitudes et ses libres tendances, par ses instincts ou par sa volonté, elle n'aime pas vos vertus et votre ressemblance ; si votre humilité lui inspire le mépris ; si votre pureté l'effraye et la révolte ; si elle veut son orgueil et s'attache à ses voluptés, elle est perdue, et d'autant plus perdue qu'elle voudra davantage obéir à l'inspiration actuelle de ce siècle.

    Effaçant absolument la double condition d'humilité et de pureté, que Dieu pose, ne sachant point, ô Reine du siècle, que votre immaculée virginité seule est mère de Dieu, et qu'on ne peut recevoir et concevoir Dieu et l'Homme Dieu que par vous, l'âme dit : C'est lui qui me parle, je le sens ; il me dit qu'il est près de moi et en moi, et que l'humanité est belle, et qu'elle peut tout par lui. Donc je suis beau, je porte Dieu en moi, et je peux tout. Et bientôt, enivré par ce mélange affreux de ce que Dieu inspire et de ce que le péché corrompt, —le péché qu'il entend maintenir en lui tout entier, — enivré par le terrible mélange, il dira : Je suis Dieu ; nous sommes Dieu. Il n'y a point de mal. Nous sommes immaculés. L'humanité est Dieu ; c'est elle seule qu'il faut adorer.

    Et voilà comment naissent les prophètes du siècle pervers qui nous parlent en ce moment : inspiration divine dans le péché voulu et maintenu. Tout est perdu, la vie de la grâce répandue, le vase brisé, parce qu'on a refusé de se laisser guider à Dieu par vous, ô Reine immaculée du siècle, qui seule allez à Dieu par votre absolue pureté.

    Si, au contraire, vous aidez cette âme, ô Reine du siècle, si elle ne repousse pas votre conformité ; si l'humilité virginale et la virginale pureté ne l'effrayent pas ; si dès lors vous pouvez la tenir par la main et lui apprendre, pendant que Dieu lui parle, à écouter, à obéir comme vous, aussitôt Dieu devient son maître ; il opère, il dirige : l'âme n'hésite plus entre les ténèbres et la lumière.

    L'homme voit ce qui est ténèbres, et il voit ce qui est lumière. Il voit sa misère, son péché, et en prend une haine divine ; il voit la belle lumière qui s'offre à lui, et il en prend un amour divin. Il cesse aussitôt d'appeler les ténèbres lumière, selon la parole d'Isaïe. Il ne dit plus : « Il n'y a point de mal, point de péché, ou : « Le mal n'est qu'un moindre bien.» Il n'étouffe plus son cœur et sa conscience pour arriver à nier le mal, et il n'éteint pas sa, raison pour parvenir à nier l'erreur. Il ne pervertit plus l'inspiration divine qui lui enseigne que la mère de vie, Mère de Dieu et des âmes, est parfaitement immaculée. Il n'en veut plus conclure, malgré ses yeux et sa raison, que l'humanité tout entière, telle qu'elle est, est tout immaculée. Il voit le mal en lui et hors de lui : première condition de la vue du vrai bien. Et puis, malgré l'épouvantable aspect du mal présent et des douleurs terrestres, il saura s'élever par l'amour, par la foi, par l'espérance, à comprendre ou à croire ce que Dieu inspire au dedans et ce que proclame au dehors l'Église de Dieu : qu'il y a un monde nouveau ; qu'il y a une humanité nouvelle ; que le cœur de l'humanité nouvelle est divin et immaculé, et que toute âme par sa liberté, sous l'attrait lumineux et amoureux de ce cœur vivifiant, peut vaincre le mal et tendre à l'immaculée pureté, et même à la divinité du cœur nouveau.

    Et l'homme alors comprend ce que veulent dire ces mots : régénérer le monde, délivrer les nations, faire avancer les peuples, augmenter la lumière, la liberté, l'amour, la vie, la paix parmi les hommes. L'âme alors ne prend plus le change ; elle comprend les inspirations saintes dans le sens vivificateur où Dieu les donne, et non dans le sens pervers où les prend l'esprit du mal pour tout entraver et tout perdre.

    Donc, ô Mère de nos âmes, vous êtes vraiment la Reine du siècle, car votre idée plane sur ce siècle. Ce siècle veut glorifier l'humanité et la montrer immaculée : c'est votre étoile qu'il aperçoit. Il voit s'élever à l'horizon cette belle étoile sans la comprendre. Mais l'Église catholique lui dit : Oui, l'admirable lumière de la douce et brillante étoile est vraiment celle de l'humanité pure, virginale, immaculée. Mère de Dieu, Reine des siècles et de ce siècle. Mais, parce que vous voyez cette lumière, ne dites pas qu'il n'y a point de ténèbres parmi les homme ; au contraire, comprenez l'horreur des ténèbres, et travaillez enfin à chasser les ténèbres par la lumière.

    Vous êtes donc, ô sainte Mère de Dieu, Reine du présent siècle, car vous êtes l'étoile qu'il regarde ; vous êtes l'étoile dont ce siècle a besoin pour trouver Dieu, c'est-à-dire le comprendre et le concevoir dans ses inspirations ;

    O Reine des siècles, priez donc ardemment pour ce siècle ; ne souffrez pas qu'il prenne le change. Déployez toute votre puissance et toute ia force de votre prière. O Reine, oserai-je bien dire ce secret ? vous priez d'une double prière ; car vous êtes l'échelle de Jacob sur laquelle les anges montent et descendent du ciel en terre et de la terre au ciel. C'est l'image de votre prière ; vous priez Dieu de descendre du ciel, et vous priez les hommes d'y vouloir bien monter ; vous priez votre Fils de frapper à la porte des cœurs, et vous priez les cœurs d'ouvrir à votre Fils. O prière ineffable de la très douce et immaculée mère ! Que dit-elle ? O mon fils, obéis, obéis à Dieu ! O mon fils, ne repousse pas Dieu ! Divine Mère de nos âmes, insistez donc ! Votre prière est toute-puissante sur Dieu ; elle n'est trop souvent impuissante que sur nous. Mais Dieu même vous donne en ce temps une voix plus pénétrante et d'un plus grand éclat. Insistez donc ! Attirez vers Dieu tout ce Siècle ; persuadez-lui de se laisser saisir par Dieu ; Que, sous la même inspiration de Dieu, qui Veut rendre l'humanité plus pure ; plus libre, plus belle, plus aimée, plus aimante ; il ne se forme plus deux siècles dans le même siècle, deux siècles en guerre et en contradiction, dont l'un détruit pendant que l'autre veut construire. Qu'il n'y ait plus de siècle pervers ; qu'il n'y ait plus qu'un siècle saint, ou du moins que le siècle pervers soit réduit ; que tous les bons cœurs l'abandonnent ; qu'il ne lui soit plus donné de séduire tant d'esprits faits pour la lumière ; que les méchants soient ses seuls fidèles ; que le nombre, le courage, l'enthousiasme et l'ardeur soient dans le siècle saint, et que rien ne puisse étouffer les admirables inspirations de Dieu pour le progrès de son règne sur terre !

    XIIIe MÉDITATION. 

    Reine du siècle, priez pour nous !

    Reine du siècle, aidez-nous à poursuivre encore cette belle et fondamentale méditation.

    Reine du siècle, priez pour le progrès du règne de Dieu sur terre.

    « Notre terre a donné son fruit, » dit le texte sacré. Et ce fruit, comme l'entend l'Église, c'est le Verbe incarné. Cette terre, qui produisait des ronces et des épines, a produit le plus divin Fruit qu'il soit possible à Dieu lui-même de tirer de son œuvre, le Fruit parfait et accompli, le Fruit céleste, éternel, d'une valeur infinie, l'Homme Dieu !

    Priez donc, ô sainte Mère de Dieu, pour cette terre qui a donné son fruit.

    Priez pour que le règne de Dieu arrive, et que sa volonté soit faite en la terre comme au ciel.

    Et n'est-ce pas là l'inspiration particulière que Dieu donne aujourd'hui au siècle où nous vivons ?

    Le mauvais siècle lui-même, ô Reine du siècle saint, est bien forcé de ressentir à sa manière l'inspiration de Dieu, et il s'écrie plus haut encore que nous : « Oui, que le bien règne sur terre ! et que cette terre devienne le ciel ! » Mais il ajoute : « Qu'il n'y ait point d'autre ciel que cette terre ! » Ainsi, au lieu d'élever peu à peu notre terre vers le ciel, il retranche le ciel même, et laisse notre terre sans ressource, dans ses ténèbres et sa malédiction, avec la mort et le péché.

    Mais l'Église de Dieu, l'humanité nouvelle, le siècle saint dont vous êtes reine, ô Mère de Dieu, l'Église qui reçoit en entier l'inspiration divine, l'Église montre d'abord à tous les hommes le ciel, le monde à venir, seul monde où il n'y aura plus ni mal ni mort, et où sera la vie, la lumière et l'amour, sans vicissitudes et sans fin. Ensuite elle dit aux hommes que, s'ils veulent être humbles et purs, aimer Dieu et s'aimer entre eux, s'ils veulent unir leur cœur, leur esprit et leur vie à l'Homme-Dieu, par leur conformité à la sainte Mère de Dieu, qui fait naître Dieu dans les âmes, ils entreront dans ce monde éternel ; qu'en outre ils béniront le monde présent, et l'inonderont de lumière et de biens, pour rendre plus facile le salut des siècles futurs.

    Mais, de plus, l'Église catholique ne semble-telle pas animée de quelque grande et particulière espérance pour le temps même où nous vivons ? N'espère-t-elle pas quelque manifeste et prochain progrès du règne de Dieu sur terre ? Assurément ce n'est pas notre grande et patiente Église qui partagera jamais l'aveugle empressement, la puérile espérance des esprits orgueilleux et malades qui croient pouvoir transformer le monde au jour même où le monde voudra leur obéir. Ce n'est pas elle qui prendra pour une prophétie assurée les paroles de ce saint personnage qui a dit que lorsque le mystère de l'Immaculée Conception sera défini par l'Église comme dogme de foi ; quand la lumière de cette capitale vérité éclatera dans sa magnificence, ce sera l'heure du repos et de la paix du monde ; mais que jusqu'à ce temps il faut prier et pâtir, et consentir à voir le monde dans l'état de confusion où il est. » L'église, tout en honorant ce grand homme, ne propose nullement ces paroles ni cet espoir à la foi des fidèles ni à leur pieuse croyance.

    Mais, par contre, nous est-il défendu de croire que le monde ne doit pas rester dans l'état de confusion où il est ? que l'homme doit ordonner le monde dans la justice et l'équité ? qu'il le doit gouverner dans la paix ? qu'un progrès de la sagesse chrétienne amènera ce progrès du monde ? que ce progrès de sagesse consistera dans une plus grande humilité, une plus grande pureté des âmes, c'est-à-dire une plus grande capacité de concevoir Dieu et de le faire naître dans les esprits et dans les cœurs ? En d'autres termes, ce progrès consisterait dans un culte plus lumineux, plus amoureux, plus vrai, d'imitation et de vénération pour la sainte Mère de Dieu. Et pourquoi ce progrès de la sagesse chrétienne ne serait-il pas aidé, lorsque les hommes voudront comprendre, par ce grand acte de l'Église qui définit, comme dogme de foi, l'incomparable grandeur et l'absolue pureté de la sainte Mère de Dieu, Mère de l'humanité nouvelle ? La connaissance de la Mère de Dieu rendue plus lumineuse, son culte devenu plus profond en esprit et en vérité, n'est-ce pas là un signe de la volonté actuelle de Dieu ? Ne voit-on pas que Dieu veut resserrer, en ce temps même, nos liens envers sa divine Mère, afin de pouvoir se donner davantage aux hommes par celle qui partout et toujours le donne au monde ?

    Oui, l'Église catholique, représentée par son Chef visible, autour duquel se pressent, comme un seul homme, tous les successeurs des Apôtres, l'Église, en ce moment, paraît pleine de cette espérance. Et qui oserait le lui reprocher, ô mon Dieu ? Oh ! si l'on avait plus d'amour pour le représentant visible de Notre-Seigneur JésusChrist ; si l'on croyait plus fermement à l'Évangile ; si l'on croyait à ces paroles du Maître : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et je te donnerai les clefs du royaume du ciel ; » si l'on avait ces sentiments et cette lumière, pourrait-on ne pas regarder davantage cet homme que Jésus-Christ a placé au centre du monde, au centre de l'humanité nouvelle ? Pourrait-on ne pas méditer les démarches et les paroles qu'il adresse à l'Église comme son chef et comme son docteur ? N'y pourrait-on pas enfin découvrir la volonté actuelle de Dieu, le sens du mouvement que Dieu veut imprimer au monde ? L'Évangile dit bien que Caïphe prophétisa parce qu'il était grand-prêtre. Que sera-ce de celui qui est grand-prêtre de la nouvelle alliance, et qui adore le divin Roi que Caïphe crucifiait ?

    Or voici que le Vicaire de Jésus-Christ, après avoir contemplé le monde (universum catholicum contemplantes orbem), comme le fit le Sauveur lorsque, dit l'Évangile, « il vit les hommes couchés par terre et comme foulés aux pieds, voici que, comme son Maître, le représentant du Seigneur déclare la profonde douleur qui l'accable à la vue des souffrances du monde, des guerres, des discordes civiles, des fléaux de la terre et de l'air, qui tuent les hommes et renversent les villes. » A cette vue, levant les yeux au ciel, il prie, et, s'adressant au monde entier, il dit à tous les hommes de prier et de supplier sans relâche (orare et obsecrare non desistimus ), en demandant à Dieu ceci : « de mettre fin aux guerres dans le monde entier, d'apaiser toutes les divisions entre les chefs des peuples, de donner aux peuples chrétiens la paix, le repos, la concorde, et de les délivrer de tous les maux qui les accablent, pour les combler de toute véritable prospérité. » Ces paroles sont tirées de cette épître œcuménique que le représentant visible du Seigneur adresse au monde pour exhorter les âmes au changement, à la pénitence, au pardon, aux œuvres saintes, et appeler les hommes à un tressaillement de joie dans l'espérance.

    A peine le souverain Pontife a-t-il prononcé ces paroles que, consacrant la nouvelle basilique de Saint-Paul, il les répète et les amplifie. Il dit : « Ce que nous désirons avant tout dans cette solennité sainte, frères vénérables et fils chéris, c'est que tous, avec nous, en ce temps si critique pour l'Église et pour la république chrétienne, vous ne cessiez d'implorer, avec une ferme confiance, l'appui du grand Apôtre, afin que sa prière obtienne de Dieu la paix et le repos pour l'Église et pour la société ; que le mal soit vaincu ; que tous les peuples s'embrassent dans l'unité de la même foi ; que tous connaissent Notre-Seigneur Jésus-Christ ; que tous soient pénétrés du même amour ; que tous opèrent et méditent toujours toute vérité, toute pureté, toute justice, toute sainteté ; qu'ils marchent devant Dieu, toujours dignes de ses regards, toujours chargés du fruit des œuvres saintes, et qu'ils deviennent enfin les héritiers de la vie éternelle. »

    Lorsqu'il plut au Sauveur de choisir, en ces jours critiques, pour son représentant visible, cet homme d'amour, dont l'amour est si peu compris, tous les peuples ont béni le premier mouvement de ce généreux cœur, inspiré par l'esprit de son Maître. Dès le premier moment de sa mission providentielle il a voulu un progrès du royaume de Dieu sur la terre ; il a cherché à opérer, dans l'humble patrimoine qu'il avait à régir, l'essai ou plutôt la figure de ce qu'il voulait pour le monde : l'ordre, la paix, l'union dans la justice et dans la vérité. Mais les siens ne l'ont pas compris. Ils ont d'abord déchiré sa robe en deux parts, les uns pour le rejeter en arrière, les autres pour le précipiter. Ensuite ils ont voulu le lapider. Mais, comme le Sauveur, il a passé au milieu d'eux ; car son heure n'était pas venue. Voyant alors qu'il ne pouvait accomplir pour une ville (Urbi) l'essai de sa mission réparatrice, il a levé les yeux au ciel, et, fixant ses regards sur l'Étoile du siècle saint, il a supplié Dieu d'agir lui-même et d'opérer pour le monde entier (Orbi!) la grande bénédiction qu'avait, pour un moment, refusée la ville aveuglée. Puis, insistant dans sa prière, et sachant bien que Dieu donne et bénit toujours, il a parlé à la Mère des hommes, la conjurant d'apprendre au monde à écouter, à recevoir, à obéir. Alors sans doute Dieu a dit à son représentant : Il faut rattacher le monde toujours plus étroitement à la Mère de l'homme-Dieu, et mon règne avancera sur terre. Et c'est là ce qui vient d'être fait.

    Et par quels vœux, par quelles espérances le saint Pontife termine-t-il la lettre apostolique qui définit et proclame le dogme de l'Immaculée Conception ? Voici les grandes paroles qui manifestent solennellement la continuelle espérance du cœur de notre Père commun. « Oui, nous avons l'espoir certain, la confiance pleine, que la Bienheureuse Vierge voudra nous obtenir, par sa puissante intercession, que la sainte Eglise notre mère, triomphant de tous les obstacles, domptant toutes les erreurs, grandisse et se développe en tous lieux et chez toute nation ; qu'elle règne d'un Océan à l'autre et jusqu'aux extrémités de la terre ; qu'elle règne dans la paix, le calme, la liberté ; qu'elle règne pour que tout coupable ait son pardon et tout malade sa guérison ; que tout cœur abattu trouve la force, tout affligé son consolateur, tout opprimé son défenseur, et que tous les hommes qui se trompent, sortant de leurs ténèbres, rentrent dans la justice et dans la vérite, de sorte qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur. »

    Oui, telles sont, pour ce siècle, les espérances de l'Église catholique et de son chef visible, Vicaire du Christ.

    Et comment parle, aujourd'hui même, notre archevêque, l'archevêque de Paris ?

    Animé des mêmes espérances, et à la suite du Vicaire du Christ, il s'écrie : « Levez les yeux ! Contemplez la moisson des âmes !... Voyez que de belles et saintes entreprises sont devenues possibles de nos jours, non-seulement autour de nous, et dans cette noble portion du champ de notre Père céleste où nous occupons une place, mais au loin et dans la vaste étendue du monde qui semble être entré dans une crise décisive pour la résurrection ou pour la ruine. Les peuples se rapprochent, l'Orient et l'Occident se touchent. Il semble que Dieu soulève le voile de l'avenir et laisse entrevoir les plus grandes choses pour l'humanité !..; « Unissons-nous étroitement pour l'œuvre de Dieu, pour le salut des âmes, et bientôt, par le concours des volontés et de tous les efforts, de magnifiques transformations s'opéreront dans le monde !... Alors l'Église, essuyant ses larmes, ouvrant son cœur aux plus belles espérances, verrait s'accomplir, pour la propagation de l'Évangile et le bonheur de l'humanité, des choses vraiment merveilleuses. Alors bien des montagnes de difficultés seraient aplanies, bien des abîmes seraient comblés, et les hommes d'attente et de désir pourraient entrevoir la réalisation du règne de Dieu sur la terre. »

    Gloire à Dieu, telles sont aujourd'hui les espérances de nos pasteurs !

    Et pourquoi ne pas espérer ? pourquoi toujours refuser de croire aux grandes choses et aux grandes nouveautés ? 0 mon Dieu, ne permettez pas que le monde tombe dans l'état de ces âmes qui ont renoncé au progrès et qui disent : Je reste ce que je suis. Si rien n'est plus détestable à vos yeux dans une âme, le supporterez-vous dans toute l'humanité ? Non, Seigneur. Vous nous avez enjoint de dire sans cesse : « QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE, QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE EN LA TERRE COMME AU CIEL. »

    Donnez-nous l'indomptable espérance et l'indomptable volonté d'accomplir, sous votre inspiration et sous votre conduite, les promesses de la sainte prière. Faites que bientôt, plus unis à ce céleste cœur du genre humain, à cette source de vie, par où vous entrâtes dans le monde pour vivifier le monde, nous usions de vos forces, de vos lumières et de vos dons pour faire aussi les choses que vous avez faites, ô Seigneur, et pour en faire même de plus grandes, selon votre parole.

    Et ne semble-t-il pas en effet, Seigneur, que vous parlez d'une voix claire et forte à ce siècle, et que vous lui dites, comme autrefois à vos Apôtres : « Je vous le dis maintenant, levez les veux et voyez les campagnes déjà blanches sous la moisson mûre ? » O Jésus, n'est-ce pas là une de ces paroles visiblement divines, que toute intelligence et que tout cœur est forcé d'entendre aujourd'hui ? Cette merveilleuse parole ne fait-elle pas partie de l'inspiration providentielle que reçoit le monde à cette heure, et dont abuse le mauvais siècle, pendant que le siècle saint la médite et en développe le divin germe ?

    D'autres ont semé, dit encore le Sauveur ; vous, vous entrez dans leurs travaux. Les Apôtres ont recueilli ce qu'avaient semé les Prophètes ; mais les Apôtres aussi ont semé, et l'Église a déjà recueilli plus d'une fois de riches et saintes moissons. Et comment ne verrait-on pas que nous touchons à l'époque d'une moisson, et que peut-être ce sera la plus belle de toutes ?

    La terre est ensemencée depuis dix-huit cents ans de la semence divine ; semence qui ne s'épuise pas, qui ne cesse de multiplier ses racines et que chaque moisson fortifie. Le fruit divin, plus que jamais, s'est étendu au globe entier. Au centre du monde, chez les peuples chrétiens, il a déjà produit une grande merveille. Comme il nourrit les hommes d'un aliment divin, il les rend plus forts que les autres et les fait rois du monde. Les anciens rois du monde ont été écrasés par les barbares, plus forts qu'eux. Les nouveaux rois n'ont point à craindre de barbares ; tout ce qui n'est pas membre du peuple roi est vaincu sans ressource. Les peuples chrétiens unis disposent du globe entier. Pour diriger, régénérer le globe, ils ont des sciences, des arts, des découvertes, des instruments que les siècles passés n'avaient pu soupçonner. Ce sont les fruits de la force de cœur et de raison que leur donne l'aliment divin. Donc la moisson est manifestement mûre, et elle est grande aussi, car c'est le globe entier qu'il nous faut moissonner aujourd'hui.

    Seigneur Jésus ! que manque-t-il donc pour que cette belle moisson commence ? Il manque l'union. Aussi vous avez demandé l'union, ô Seigneur ! « Qu'ils soient un comme nous sommes un ! » C'est votre dernier vœu ; et en ces jours vous faites un effort, ô mon Dieu ! pour qu'il se réalise. Vous nous resserrez tous vers le cœur des âmes, vers le cœur de l'humanité, ce cœur composé de deux cœurs, comme doit l'être le cœur humain : ce cœur qui est l'Homme-Dieu et la Mère de l'Homme-Dieu. Vous voulez nous réunir tous en ce centre, autour du Chef visible de votre Église.

    Ah ! si nous consentions à un peu plus d'humilité, à un peu plus de pureté, notre union serait bientôt bénie et cimentée. Sans doute il y aura toujours des méchants et des pauvres de cœur qui n'aimeront point ; il y aura toujours des esprits renversés, des ennemis de la lumière. Mais il peut survenir, sous la puissante inspiration de Dieu, pour les âmes qui agissent, qui influent, pour les esprits qui pensent, qui parlent et dirigent, un moment de majorité triomphante dans la lumière du christianisme. N'est-il pas visible qu'alors la pensée des chrétiens, unie, multipliée par les prodigieux instruments qui centuplent mille fois ses forces, qui les transportent avec la vitesse même de la lumière, enveloppera le globe entier comme d'un réseau ? C'est alors que l'on apportera les gerbes à vos pieds, ô Reine du siècle, Mère de l'humanité nouvelle.

    O Reine, obtenez-moi de Dieu la grâce de devenir un de vos moissonneurs. La moisson est grande, et il y a peu d'ouvriers. Mais comment ceux qui comprennent ces choses pourraient-ils n'être pas ouvriers ? Pour moi, ô Mère du siècle, je vous offre mes forces et le travail de toute ma vie. Assez longtemps j'ai consumé mes jours en des travaux stériles qui ne sauveront pas une âme, n'essuieront pas une larme, et n'apporteront pas aux pauvres hommes un seul épi. Maintenant je connais l'objet du travail et sa fin. Mon cœur trouvera sa joie dans son œuvre : heureux si je puis dire un jour au tribunal de Dieu, avec Jésus : Seigneur, j'ai achevé l'œuvre pour laquelle vous m'aviez placé sur la terre. 

     

    XIVe MÉDITATION.

     
    Reine des Docteurs, priez pour nous !

    Reine des docteurs, priez pour nous ! et, comme nous voulons servir Dieu en esprit et en vérité, et vous honorer aussi par l'esprit autant que par le cœur, obtenez, pour ceux d'entre nous dont l'intelligence est ouverte à la lumière, le bonheur de concevoir quelques-unes des sublimes idées qui portaient vos docteurs, dans tous les temps, à soutenir avec ardeur le dogme de votre Conception Immaculée.

    Quand il s'agit de Dieu, les docteurs disent : C'est l'Etre tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand. De sorte que, pour se former quelque idée de Dieu, il y a une voie aussi simple que sûre : c'est d'accumuler, dans l'idée qu'on cherche à se former, l'idée de toutes les perfections possibles, élevées à un degré tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand. Laissons aller le cœur, l'intelligence et l'imagination : nous n'irons jamais assez loin ; et quand nous avons conçu l'être le plus parfait, le plus admirable, le plus aimable, le plus adorable, que nous puissions concevoir, disons toujours : Ce n'est rien ; Dieu est infiniment plus parfait que ce que j'entrevois. Ainsi raisonnent tous les docteurs chrétiens, tous les sages, et leurs raisonnements ont sur ce point une certitude et une solidité que ne surpassent en rien les infaillibles certitudes de la géométrie.

    De même, disent les docteurs, il existe un être créé, image de Dieu, dont en un sens la perfection peut croître toujours et n'a d'autre limite que l'infini ; mais cette créature, pure image de Dieu, a une pureté telle qu'on n'en peut concevoir de plus grande au-dessous de Dieu.

    Cette belle idée est de saint Anselme ; c'est lui déjà qui avait dit : Dieu est l'être tel qu'on n'en puisse concevoir de plus parfait. Parlant de la sainte Mère de Dieu il dit : C'est une créature telle qu'on n'en puisse concevoir de plus pure au- dessous de Dieu.

    Et saint Thomas, qui est de tous les philosophes et de tous les théologiens le plus grand, explique ainsi l'idée de saint Anselme. « La pureté, dit-il, est l'absence de toute tache ; donc il peut exister en effet un être créé tel qu'on n'en puisse concevoir de plus pur parmi les êtres créés. Il suffit pour cela que cet être n'ait pas une seule tache, et que jamais aucun péché ne l'ait atteint. Or telle est la pureté de la bienheureuse Vierge, qui a été exempte de tout péché, tant actuel qu'originel. Seulement sa pureté n'est pas égale à celle de Dieu, parce qu'elle eut la puissance de pécher, ce que Dieu ne saurait avoir. Mais si l'on parle de la bonté d'une créature, ajoute aussitôt saint Thomas, comme la bonté se mesure par son rapprochement plus ou moins grand au souverain Bien, lequel est infini, il s'ensuit qu'il peut toujours y avoir une bonté plus grande que toute bonté créée. »

    On le voit, saint Thomas d'Aquin enseigne ici toute la vérité, et il répond à la difficulté entière. Seulement, pour répondre à la difficulté, il dit une parole qui, mal comprise, pourrait choquer l'oreille des chrétiens : c'est que la Vierge a toute la pureté concevable, et non toute la bonté possible. Mais qu'on l'entende : cela veut dire seulement que sa perfection peut toujours croître sans jamais égaler celle de Dieu, et que son auréole n'est pas la lumière infinie qui est Dieu, ni la gloire infinie. Cette Reine du ciel, revêtue du soleil, c'est-à-dire de Celui qui seul est la source de l'auréole, de la lumière et de l'amour des saints, brille comme le soleil, de même que le Sauveur a dit que les saints brilleront comme des étoiles. Mais le soleil lui-même remplit-il de sa lumière les espaces infinis ? Non, certes. Il fut un temps où ses rayons n'atteignaient pas jusqu'à la terre ; ils s'y élançaient rapidement, traversaient cette distance mille et mille fois ; mais aujourd'hui encore ils ont un terme. Ce terme recule avec la vitesse de l'éclair, et presque celle de la pensée, mais il existera toujours. L'auréole du soleil grandit sans cesse par élans magnifiques, mais elle aura toujours sa mesure et son terme, et ne peut pas ne pas l'avoir. Ainsi de l'auréole des saints et de l'auréole de la Vierge, que saint Thomas nomme ici sa bonté.

    Et ailleurs, en un autre endroit, saint Thomas avoue que Dieu ne peut rien créer de meilleur que la sainte Vierge et que l'humanité de Jésus-Christ. « L'humanité de Jésus-Christ, dit-il, parce qu'elle est un avec Dieu, et la Vierge, parce qu'elle est mère de Dieu, ont une sorte de dignité infinie que leur donne le Bien infini, qui est Dieu ; en ce sens rien de meilleur ne peut être créé, comme il n'y arien de meilleur que Dieu. » (1 q. XXVI, art. 6 ad 4.)

    On comprend maintenant dans quel sens les saints docteurs affirment qu'il existe une créature telle qu'on n'en puisse concevoir de plus parfaite, c'est-à-dire de plus pure.

    Il y a donc, selon eux, dans ce sens, au sein de l'univers créé, la plus grande beauté, la plus grande perfection que Dieu ait pu produire parmi les êtres finis. Qu'on ne dise plus que Dieu pouvait créer un monde meilleur et ne l'a pas voulu. Il faut dire au contraire qu'il en pouvait créer un moindre et ne l'a pas voulu. Il pouvait d'abord laisser l'homme dans sa propre nature sans l'élever, par grâce, à la participation de la nature divine. Il pouvait ne point préparer la naissance d'une fille d'Adam ayant l'humaine nature, mais sans nulle tache. C'était changer le plan de l'univers, je le sais ; mais ce plan pouvait être changé : dans ce cas il n'y aurait pas eu de simple créature telle qu'on n'en puisse concevoir de plus pure. Mais c'est ce que Dieu n'a pas voulu. Il a voulu que son œuvre eût ce cachet de perfection, et que les intelligences et les cœurs ne cherchassent pas en vain, au-dessous de Dieu, la plus pure des beautés possibles.

    Voilà pourquoi ces docteurs soutiennent avec tant de zèle qu'il y a une créature sans tache, et que la Reine de l'univers, la Mère de Dieu, qui est nécessairement, de toutes les œuvres de Dieu, la plus belle après l'humanité de Jésus-Christ, est aussi d'une beauté parfaite, sans aucune tache et sans aucun défaut ; qu'elle est pure et sans tache dans sa vie, pure et sans tache dans son cœur, où jamais la concupiscence n'a essayé de se soulever ; qu'elle est pure et sans tache dans sa naissance et dans sa conception. Sans ce dogme il manquerait au monde, ce semble, le dernier anneau de cette chaîne d'or qui rattache toute la création au trône de Dieu et au Verbe incarné.

    Il m'est bon, ô mon Dieu, de reposer mon âme sur ces idées de perfection, et de croire fermement et toujours que toute excellence et toute beauté concevable existent en vous infiniment, et qu'en outre, dans votre création, et dans cette humanité que nous sommes, toute la beauté, toute l'excellence, concevable par nous, existe, et au delà. Quand il s'agit de vous, il faut ajouter à nos conceptions l'infini. Quand il s'agit de votre image immaculée, il n'y faut point ajouter l'infini, mais il faut étendre nos idées de toutes nos forces, et rester bien certains qu'elle est plus belle encore. O mon Dieu ! puisque le monde est si beau, je veux ne plus être triste. Je veux me corriger de cette absence d'admiration, d'adoration, d'enthousiasme, qui est l'une des plus grandes laideurs de l'homme charnel. Je veux changer en moi, et dans les autres, si je puis, cette habitude, funeste et détestable, de l'homme qui se dit prudent ou expérimenté, et qui consiste à rabattre toujours les pensées qui s'élèvent, pour ne se fier jamais qu'aux pensées qui s'abaissent. Les pensées qui s'abaissent, je le sais, répondent pour un moment aux pitoyables réalités qui nous entourent ; mais celles qui s'élèvent répondent aux saintes réalités qui sont vous-même et votre ciel, et votre créature immaculée et bien-aimée, notre Mère et notre Espérance, céleste centre qui attire, pour les rendre à Dieu, d'où elles viennent, toutes les ardeurs, tous les élans, toutes les splendeurs des âmes.

     

    XVe MÉDITATION.

     
    Mère admirable, priez pour nous !

    Mère admirable, dont nous avons compris toute la beauté, toute la grandeur par la méditation de la sainte Écriture, des Pères et des Docteurs ; Vierge que nous n'avons trouvée inférieure qu'à Dieu seul, priez pour nous, priez pour toute l'Église, afin qu'en ce temps, et bientôt, votre puissance éclate par quelque lumineuse manifestation !

    Et en quoi consiste surtout la puissance de votre admirable beauté, si ce n'est à détruire toutes les hérésies, c'est-à-dire à vaincre ce principe d'apostasie et d'orgueil qui divise les hommes et recule le moment de leur union entre eux et avec Dieu, dans la lumière et dans l'amour ?

    Et quel rayon de lumière et d'amour peut tarir la source intellectuelle des hérésies, sinon la plus claire exposition du mystère de l'immaculée Mère de Dieu ?

    Le mystère de la Mère de Dieu Portant Son Fils Ou dans son sein, ou dans ses bras, est manifestement le nœud des vérités, le centre des questions sur Dieu et l'homme, et le rapport de Dieu au monde. Ce qui fait dire à un savant théologien que « Ce qui achèvera de dévoiler dans tout son éclat le mystère de Marie doit faire faire un pas immense à la science catholique, sur l'économie générale du mystère de l'Incarnation. »

    Mieux connue, Mère admirable, vous exterminerez toute hérésie dans l'univers entier.

    Le mystère du rapport de Dieu au monde, perpétuellement cherché par tout esprit qui sort un peu du sommeil commun, n'a cessé en tout temps de produire des hérésies et des erreurs dans les sens les plus opposés.

    Or, le mystère de la Mère immaculée de Dieu, portant son Fils ou dans son sein, ou dans ses bras, est le centre et le nœud des vérités, et répond à toutes les hérésies sur Dieu, sur l'homme et leurs rapports.

    Méditons donc ce que l'Église universelle, dépositaire de toute vérité, présente à notre adoration et à notre contemplation, savoir : l'Homme-Dieu, Fils de Dieu, conçu du Saint Esprit ; l'Homme-Dieu enfant, l'Homme-Dieu porté dans les bras de sa Créature toujours immaculée, malgré la chute du premier homme ; l'Homme-Dieu, porté dans les bras de sa Mère, d'une Mère qui mérite d'être Mère de Dieu, d'une Mère dont l'âme et le corps ont été dignes de porter Dieu ; l'Homme-Dieu enfant, ainsi porté dans les bras de sa Mère, au milieu de ce monde déchu, pour le sauver, et relever la création vers l'éternelle et immuable perfection.

    Oui, toutes les hérésies sont vaincues par la lumière de ce centre des dogmes et de cette plénitude des vérités, de ce vrai Soleil aux rayons duquel nulle erreur ne peut plus se cacher.

    Jésus, Dieu et homme, envoyez un rayon, et dissipez l'horrible nuit où se perdent les intelligences qui cessent d'apercevoir Dieu et ne voient plus que l'homme tout seul, et disent qu'il n'y a dans le monde ni âme, ni Dieu. Vous qui êtes vraiment Dieu et vraiment homme, Dieu revêtu de l'homme, d'une âme humaine, d'un corps humain, faites luire à ces yeux malades l'âme libre et spirituelle à travers les formes du corps, et, à travers ces enveloppes de votre corps et de votre âme, faites rayonner la gloire infinie de Dieu même.

    0 Jésus, vrai Dieu et vrai homme, envoyez un autre rayon et dissipez l'horrible nuit où se perdent les intelligences qui, cessant d'apercevoir Dieu, veulent que ce corps et cette âme humaine, qu'ils aperçoivent, soient Dieu lui-même, et que toute chose soit Dieu. Montrez-leur votre humanité infiniment distincte de la Divinité, sujette à toute infirmité et à la mort ; montrez-leur votre croissance, qui est celle de l'humanité, et non de l'éternelle et immuable Divinité, qui ne peut croître. Montrez-leur, au dehors de vous, le monde déchu qu'il faut sauver, le monde borné, passager, imparfait, qu'il faut relever vers la perfection et la vie éternelle.

    O Jésus, vrai Dieu et vrai homme, unissant en votre personne les deux natures infiniment distinctes, envoyez un autre rayon et dissipez l'horrible nuit où se perdent les intelligences qui, voyant bien que le monde n'est pas Dieu, et qu'un Dieu a créé ce monde, ne croient pas qu'un rapport existe de Dieu au monde, et voient ce monde borné et le Dieu infini comme séparés par l'infini et par l'éternité. Montrez-leur, ô Jésus, la créature et le Créateur unis dans l'unité de votre personne divine ; montrez-leur que non seulement nous sommes, nous vivons et respirons en Dieu ; que non-seulement Dieu porte chaque atome de la création par son Verbe et par sa vertu ; que non-seulement Dieu porte tout ce qui est et vivifie tout ce qui vit, agit en tout mouvement, opère en toute action, et gouverne, par sa Providence, tout l'univers et chaque atome de l'univers, avec le même soin que l'ensemble ; mais montrez-leur encore que cette présence naturelle de Dieu, présent à toutes les parties de son œuvre, par son essence et sa puissance, n'est rien, comparée à cette surnaturelle union de Dieu aux âmes par sa grâce divine, laquelle est elle-même peu de chose comparée à l'union substantielle, absolue, hypostatique, de la nature divine à la nature humaine, dans la personne du Verbe. Montrez-leur votre amour, ô mon Dieu, Fils de Dieu et de l'Homme, dépassant, dans la surnaturelle puissance de son embrassement, toutes les unions possibles entre les créatures et celles de tous les liens du sang : celle de l'époux et de l'épouse, celle du fils et de la mère, celle des âmes unies par l'amour, et celle de l'âme à son propre corps. Montrez-leur, ô Dieu, s'il est vrai que vous êtes un Dieu sans amour, un Dieu séparé du monde. Montrez-leur votre divinité unie à votre humanité; montrezleur, Verbe incarné, porté par votre Créature immaculée, montrez-leur laMère qui vous porte, marchant dans cette vallée de larmes et tenant Dieu entre ses bras.

    O Jésus, Jésus enfant, porté par votre Mère , envoyez un autre rayon et dissipez la triste nuit où dorment les esprits qui n'ont pas la vertu d'espérance ! Voyez les pauvres infidèles ! Voyez ceux des chrétiens qui dorment ! Montrez-leur le Verbe incarné, enfant dans les bras de sa Mère, et grandissant jusqu'à la formation de l'homme parfait. Montrez-leur que c'est là tout le sens de l'histoire de l'humanité, comme c'est le sens de Histoire de chaque âme, tout le plan de l'œuvre de Dieu, pour chaque âme comme pour tout l'ensemble. Bannissez les esprits ténébreux et les fantômes nocturnes qui leur montrent l'œuvre de Dieu comme frappée de stérilité et d'immobilité dans la misère et dans le mal, et qui les livrent, désespérés, à la paresse, aux joies présentes et au mortel engourdissement des sens. Votre œuvre est sainte, ô mon Dieu ! Ce lieu même où vous nous avez placés pour un temps, ce lieu est saint, car il vous porte, puisqu'il porte la divine. Mère qui vous tient en ses bras.

    Guérissez ces désespérés violents, dont parle Isaïe, pour lesquels il n'y a point d'aurore, qui passent à travers la lumière sans le savoir, qui, maudissant leur Roi et leur Dieu, regardent au ciel, regardent sur la terre, et n'y voient partout que ténèbres, dissolution, angoisses ; et guérissez ces désespérés plus doux qui ne demandent pas que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, qui ne l'attendent point pour la terre, encore moins pour le ciel ; qui ne savent pas qu'il y a une marche de Dieu sur la terre, un plan de salut pour les nations, un progrès de Dieu dans le monde et dans chaque âme, une croissance de l'Homme-Dieu, au milieu de son œuvre, jusqu'il la proportion de l'homme parfait.

    Oui, Jésus enfant, Homme-Dieu croissant en grâce et en sagesse devant Dieu et devant les hommes, croissant jusqu'à la proportion de l'homme parfait, daus l'homme sauvé et relevé par vous, donnez-leur l'espérance de voir Dieu naître en eux, croître en eux, les purifier, les glorifier. Donnez-leur l'espérance de voir un jour le nouveau ciel et la nouvelle terre dans lesquels la justice habitera, dont vous serez la vie, la lumière, le bonheur. Donnez-leur l'espérance de voir la volonté de Dieu s'accomplir en la terre comme au ciel, par votre croissance au sein de l'humanité, devant Dieu et devant les hommes.

    O Jésus, dans les bras de votre Créature immaculée, envoyez un autre rayon et dissipez l'épouvantable nuit où se sont abîmés de tout temps et où s'abîment encore les sombres scrutateurs des mystères du mal, les contemplateurs de la nuit, soit qu'ils aiment la nuit et le mal, soit qu'ils les craignent et les croient plus puissants que vous, ou tout au moins égaux à vous. Ils croient voir le bien et le mal se partager le monde comme la nuit et le jour. Ils donnent au mal des grandeurs qu'il n'a pas, et adorent le principe des ténèbres autant ou plus que le principe de la lumière. D'autres, sans croire votre ennemi plus fort que vous, croient tous les êtres mauvais jusque dans la racine, et toute la vie de la nature changée en infernal venin. Ils croient que Dieu, par le péché, a été vaincu pour un temps, que son œuvre lui a échappé tout entière, et qu'à peine si, par un effort immense, il en a pu ressaisir les débris. Il en est, même parmi ceux qui se disent chrétiens, qui glorifient la puissance du mal en lui donnant, malgré l'Église, des grandeurs qu'il n'a pas, et supposent qu'il a tout occupé, même un instant la Mère de Dieu, sans qu'il restât au genre humain une étincelle,un germe de vie à venir. Ils pensent qu'il a été donné au mal d'anéantir dans toutes les âmes toute trace de liberté et toute trace de raison ; que notre volonté, absolument esclave, ne peut que le mal ; que notre intelligence, absolument éteinte, ne voit que l'erreur, et qu'il ne reste rien dans l'âme des fils d'Adam qui ne soit maudit d'une absolue malédiction. Ces terroristes de la religion mettent en Dieu une prédestination fatale, une éternelle et tout arbitraire volonté d'aveugler et de perdre la multitude des âmes. Pour eux l'homme ne peut ni voir ni agir, et cet esclave qui ne peut rien, cet aveugle qui n'aperçoit rien, Dieu se plaît à le perdre, et il livre ce prédestiné du mal au supplice éternel en vue duquel il a été créé.

    0 Jésus ! porté dans les bras de votre Mère Immaculée, montrez-leur donc que vous aviez éternellement sauvé du mal cette Mère de tous les hommes, ce principe de l'humanité nouvelle, et que jamais il n'a été donné au mal d'arriver jusqu'à votre ciel, principe et cœur de votre création. Là votre volonté s'est toujours faite, dans ce paradis du nouvel Adam, dans ce grand et divin monde de Dieu ; et les deux âmes royales, la vôtre et celle de votre Mère, celle de l'Époux et de l'Épouse de qui devaient naître tous les élus, n'ont pas cessé d'avoir le pied sur la tête du serpent. Toujours cette Mère Immaculée, foulant aux pieds le mal, et portant en ses bras son divin Fils, a été l'éternelle idée et le centre immobile de votre création ; les ténèbres, selon le nom que le Christ leur donne, n'ont jamais été qu'extérieures.

    Enfin, ô très-sainte Vierge ! qui portez votre divin Fils, envoyez d'abondants rayons pour vaincre ces grandes hérésies encore maîtresses de tant de peuples qui protestent aujourd'hui même contre l'Église et contre vous. Éclairez ceux qui n'ont pas le sens de l'unité, qui croient que votre Église est divisible, et qu'elle peut vivre comme les tronçons d'un serpent coupé. Éclairez ceux qui ne connaissent pas la tradition. Eclairez ceux qui ne croient pas à l'assistance continue de l'Esprit-Saint dans votre Église. Éclairez ceux qui ne croient pas à votre règne sur la terre et qui attribuent vos pouvoirs aux sceptres temporels ; ceux qui n'ont pas l'intelligence de la virginité, et encore moins celle de l'humilité, et qui attribuent à chaque membre l'inspiration continue de l'Esprit, promise au corps entier ; ceux qui ne veulent d'autres souffrances expiatrices que celles que vous souffrez, et n'entendent pas, avec saint Paul, souffrir eux-mêmes la suite de vos souffrances ; ceux qui ne croient pas au mérite du travail de l'homme, aux mérites de sa volonté libre et de ses œuvres, et méconnaissent tout le côté humain de la Rédemption. Que tous ceux-là vous regardent, ô divine Mère, vous qui avez mérité d'être la Mère de Dieu, et par qui nous avons mérité de recevoir en nous la source de la vie ; qu'ils regardent l'Homme-Dieu, entré dans le monde par vous, par votre consentement; qu'ils vous voient au pied de la croix, unie au sacrifice et sacrifiant la chair de votre chair, le sang de votre sang ; qu'ils comprennent l'absolu et profond sacrifice personnel de la virginité sans tache et de l'humilité sans bornes, humilité, virginité nécessaires à la conception de Dieu ; qu'ils vous regardent, Mère de l'Église entière, en qui tous les membres vivants de l'Église n'ont qu'un cœur et qu'une âme, qui est la vôtre, ô Mère de Dieu, unie au cœur et à l'âme de Jésus ; qu'ils vous regardent, vous, seule féconde du Saint-Esprit, qui ne verse ses dons qu'en vous et en ceux qui vous sont attachés comme le grain de blé à l'épi ; qu'ils vous regardent, Reine du monde, vous dont le Fils porte le monde attaché à son sceptre, qui est la Croix, et qu'ils comprennent que vous êtes à la fois, Mère admirable, le nœud des vérités et le lien nécessaire de l'unité.

    Telle est donc, ô Marie, votre puissance. Par votre pureté immaculée, et par le divin Fils que vous avez mérité de porter, seule vous exterminez dans l'univers entier toute hérésie, depuis la grande et primitive hérésie contre laquelle vous préservez le fond du monde et le cœur de l'œuvre de Dieu, jusqu'à toutes ces hérésies dérivées qui travaillent à diviser l'Église. Toute hérésie, outre l'orgueil du cœur, est dans l'esprit une vue partielle et un excès. L'esprit enfle un côté du vrai pour anéantir l'autre. Vous donc, qui êtes d'abord l'humilité, et puis, parce que vous avez votre Fils dans vos bras, qui êtes le nœud, le centre, l'ensemble des vérités, comment pourriez-vous ne pas être la glorieuse exterminatrice des hérésies ? Ceux qui dans la création ne voient que Dieu, ceux qui n'y voient pas Dieu ; ceux qui n'y voient pas le mal, ceux qui n'y voient que le mal, ceux qui l'adorent, ceux qui le mettent en Dieu, ceux qui le nient, ceux qui le craignent plus que Dieu même ; ceux qui ne voient que l'homme, ceux qui mettent les méchants dans le royaume de Dieu ; ceux qui livrent aux flammes éternelles à peu près tout le genre humain ; ceux qui font expier, par d'éternelles tortures, le péché qui n'est pas personnel ; ceux qui nient la nécessité de la lutte, du sacrifice et de la croix ; ceux qui ne voient rien de plus grand que la nature humaine, ceux qui la croient radicalement maudite, tous ces aveugles n'ont qu'à vous regarder, ô Mère de Dieu, chef d'œuvre immaculé de Dieu, écrasant la tête du serpent, et portant en vos bras l'Homme-Dieu, l'Enfant divin qui soutient de l'une de ses mains le monde surmonté d'une croix. Dieu, l'homme, le monde, leur rapport, la liberté, le péché, ses limites, l'union surnaturelle de Dieu au monde, la victoire sur le mal, la lutte, le sacrifice et le travailla croix, salut du monde, toutest dans votre image, Mère admirable, qui portez votre Fils, et êtes ainsi le nœud des vérité.

    Priez, et demandez, Mère admirable, que Jésus grandisse dans vos bras, et que la manifestation croissante de vos mystères allume dans un plus grand nombre d'esprits ce foyer de la vérité, ce commencement de la vue du ciel, cette étoile dont l'apôtre saint Pierre dit aux chrétiens : « Attachez-vous aux textes prophétiques et à leur lettre, jusqu'à ce que l'Étoile du matin se lève dans vos cœurs. » C'est alors que se réalisera cette autre parole, prononcée par saint Paul. Rencontrons-nous enfin tous dans l'unité de la foi, dans la contemplation du Fils de Dieu, dans l'homme parfait et dans la plénitude de l'âge du Christ. Ne soyons plus flottants comme des enfants emportés à tous vents de doctrines par l'erreur et la ruse des méchants. »
     
    Je comprends maintenant pourquoi la piété catholique répand et multiplie l'image de l'Immaculée Mère tenant son enfant dans ses bras : c'est que la sainte image nous propose toute vérité sous la forme la plus aimable. Dieu soit loué de ce qu'il daigne répandre ainsi la vérité ! Une pauvre image, dessinée par le plus pauvre artiste, offre à l'intelligence la plus faible l'ensemble des plus grands mystères. La plus humble femme, devant sa Madone, voit combien Dieu nous aime et comment il est avec nous. Elle voit Dieu tellement uni à l'homme qu'il est fait homme. Elle le voit porté par sa créature, nourri par elle dans son humanité ; elle comprend le grand mot de saint Paul : « Portez Dieu, glorifiez Dieu dans votre corps. Elle comprend que c'est une créature vierge, sans tache, immaculée, qui conçoit Dieu, l'incarne, le porte et le nourrit. Elle croit à la perfection incréée et à la perfection créée. Par contraste elle connaît son péché et le pleure, mais elle voit aussitôt Celui qui le rachète et qui l'efface ; elle se relève de ses douleurs vers l'espérance ; elle croit au ciel, à la possession de Dieu pour toujours, à la vie éternelle, dont elle a l'image sous les yeux. Oui, Seigneur, il vous a plu qu'il en fût ainsi ! Vous avez révélé ces choses aux humbles et aux petits, pendant que les savants les cherchent encore. Aussi, Seigneur, je veux méditer et aimer plus que par le passé la sainte image, et la répandre et l'expliquer. Bénissez quelque saint et noble artiste pour qu'il lui soit donné d'en produire, par le ciseau, par le pinceau, par le burin, quelque type supérieur aux plus illustres, toujours trop peu célestes. Et surtout bénissez mon esprit, et ce miroir de mon esprit où se forment les images, pour qu'il me soit donné de porter dans mon âme l'image de l'immaculée Mère et du divin Enfant, plus divine, plus animée, plus suave et plus compatissante qu'aucun peintre ne peut la produire sur la terre. Heureux ceux de vos saints, ô Jésus ! qui dès cette terre ont vu plus que l'image.

     

    XVIeMÉDITATION.

     
    Sainte Vierge des vierges, priez pour nous !

    Priez pour nous, Vierge des vierges, afin que quelque communication de votre virginité nous soit donnée, afin que nous soyons vierges aussi, en vous et avec vous, et que vous soyez en effet pour nous la Vierge des vierges ! 

    L'âme vierge, c'est l'âme sans trace d'orgueil ni de sensualité ; c'est l'âme qui ne s'élève point au-dessus d'elle-même, mais qui ne descend pas non plus au-dessous ; c'est l'âme qui se tient en son lieu, en ce centre où Dieu l'a créée et où il veut la vivifier.

    O Marie ! vous êtes seule absolument vierge. Seule vous n'avez jamais eu, ni dans votre personne et votre libre volonté, ni dans votre nature, ni dans le fond invisible de l'âme que Dieu seul voit, ni dans votre immaculé corps, dans ces abîmes du sang où la volonté ne peut rien, où l'esprit ne discerne rien, vous n'avez jamais eu la moindre trace ni la moindre racine d'orgueil ou de sensualité. Seule vous ne vous êtes jamais ni élevée, ni abaissée ; seule vous n'êtes pas sortie de ce point idéal où Dieu nous veut de toute éternité, qui est le centre d'où il vivifie, éclaire, échauffe, féconde et recueille sa créature.

    Mais toutes les autres âmes ont perdu leur virginité radicale ; toutes ont été ou élevées ou abaissées ; toutes ont quitté leur lieu et le point idéal où Dieu les veut ; toutes se sont éloignées, ont été exilées, ont été ou sont voyageuses à l'égard du centre divin, source de la vie pleine. Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce qu'une créature peut s'éloigner de Dieu ? N'est-il pas essentiellement en tous lieux, en tout atome de l'immense création, en toute âme ? « Non, dit saint Augustin, on ne peut s'éloigner de Dieu par l'espace, mais on s'en éloigne par la volonté. » « Dieu, comme un soleil immobile, dit sainte Thérèse, ne cesse pas d'occuper le centre même de l'âme ; » mais, ajoute aussitôt cette admirable sainte, de toutes les âmes peut-être celle qui a le mieux connu l'âme : « Si Dieu est en ce centre, nous n'y sommes pas ; notre cœur n'y est pas. » Le centre et le principe de notre vie, telle que nous la faisons, n'est pas uni au centre et au principe de notre vie telle que Dieu nous la donne ou veut nous la donner. Notre âme, qui est d'une admirable et incroyable grandeur, est comparable à un château, dit encore sainte Thérèse, qui aurait sept enceintes concentriques ; au milieu de l'enceinte centrale est Dieu, qui nous attend, et autour de la septième enceinte, hors du château, nous, qui sommes toujours hors de nous, nous tournons comme une sentinelle qui n'est jamais entrée dans le palais et n'en connaît que les fossés et les murailles.

    Mais que ces comparaisons sont imparfaitespour faire connaître l'état de l'âme déchue ! L'âme est si supérieure en beauté, en grandeur, à un édifice quel qu'il soit !

    Ne vaudrait-il pas mieux comparer l'âme déchue à un monde, à une terre qui voyage loin de son soleil et n'en reçoit jamais que des rayons partiels, éloignés et obliques, par le dehors et par un seul côté ? Une terre dont la lumière n'est jamais pleine, mais a toujours besoin de croître, et qui décroît dès qu'elle atteint un moment son midi ; terre exilée, terre voyageuse, qui court toujours des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres, de la saison féconde à la saison stérile, et dont les zones fécondes sont resserrées entre deux pôles glacés et séparées par des zones brûlées ; une terre qui, comme la môtre, ainsi que s'exprime le prince des géographes, cherche sans doute, dans ses révolutions perpétuelles, le lieu de son éternel repos, n'est ce pas là l'image de l'âme ?

    En sorte que le séjour de l'homme serait le vrai symbole de l'état de son âme.

    Mais ces comparaisons s'arrêtent au moment où commence la régénération surnaturelle de l'âme, prodigieux changement dont nul ne connaît la grandeur. Il faudrait, pour suivre jusqu'à ce point la ressemblance de l'âme humaine à sa demeure terrestre, savoir ce que deviendra ce monde lorsqu'il sera transformé par le feu et remplacé par ces nouveaux cieux et cette nouvelle terre où la justice habitera ; ou bien il faudrait, quittant notre terre, monter au ciel visible et approcher de l'astre dont il est dit : « Dieu a posé son tabernacle dans le soleil ; » astre dont il est dit encore : « La femme a été revêtue du soleil. » Là déjà nous avons cru trouver la glorieuse image de Marie, l'image de la Vierge des vierges, qui enveloppe de tous côtés la source de la vie, qui reçoit la plénitude de ses dons, et qu'une pleine et puissante auréole de lumière et de feu revêt et glorifie, éclaire, féconde, sans vicissitudes de saisons, sans alternances de nuit et de jour.

    Or c'est entre ces deux états que sont les âmes rentrées en grâce, mais non encore parvenues à la gloire : elles sont au-dessus de la terre qui ne reçoit sa lumière que du dehors avec tant de vicissitudes, et elles sont bien au-dessous de l'astre qui porte en soi la source de la lumière et qui la répand sur les mondes ; elles ne seront semblables à lui que quand, selon la promesse sacrée, elles brilleront au firmament comme des étoiles.

    Et quel est donc l'état de l'âme rentrée en grâce, mais restée encore dans la lutte ? Cette âme, si j'ose le dire ; est une étoile qui cherche à se former.

    La source de la lumière est rentrée dans son sein, mais faible, parce que l'âme imparfaite en étouffe encore en elle-même presque tous les rayons. Elle a les forces implicites de la lumière, mais n'en a pas encore l'éclat, l'expansion, la fécondité.

    Et pourquoi ? C'est parce qu'elle n'a pas encore , ô Vierge des vierges, votre virginité féconde.

    La foi nous enseigne que l'âme rentrée en grâce, en qui Dieu est rentré, porte pourtant encore en elle, pendant tout le cours de cette vie, le foyer de la concupiscence à côté du foyer de la vie ; elle porte en elle ces ténébreux foyers des deux concupiscences d'orgueil et de sensualité, dont les effets et le pouvoir varient à chaque instant selon la libre volonté de l'âme, et sont comme les bras de Satan autour du foyer de la grâce, comme les deux bras affreux du Tentateur lorsqu'il portait le Christ sur la montagne pour le tenter. L'âme porte en elle ce soleil de justice, mais aussi les racines du péché, foyers de ténèbres qui lutteront contre la source de la lumière. Cette âme, si loin encore de votre virginité, Vierge des vierges, se livrera peut-être à ses concupiscences, et, comme le peuple de Dieu, méprisera, repoussera, crucifiera Celui qui vient en elle pour la sauver, l'élever au ciel et en faire une glorieuse étoile en lui donnant tous ses rayons. Peut-être aussi que, s'attachant à Celui qui est la source de la lumière et de la vie, elle empruntera à cette source tant de rayons et tant d'ardeurs qu'elle montera au ciel pour y briller comme une étoile.

    Une étoile qui cherche à se former, c'est une âme dans le sein de qui luttent les ténèbres et la lumière.

    Mais comment la céleste étoile, ô Marie, parviendra-t-elle à se former, ou comment tomberat-elle du ciel, pour toujours, comme une masse de ténèbres ? Elle se forme ou s'affaisse et s'éteint selon qu'elle se rapproche ou qu'elle s'éloigne de vous, Vierge des vierges ; selon qu'elle vous emprunte la vertu qui conçoit la lumière et la répand. Or la vertu qui conçoit la lumière et l'incarne dans l'âme, c'est la virginité, c'est la virginité ou conservée ou recouvrée.

    O Marie, Vierge des vierges ! voyez ces filles de Jérusalem, vos filles, voyez ces âmes dont le péché d'Adam a détruit la virginité radicale ; voyez celles dont le propre péché, surajouté au péché d'origine, a détruit la virginité personnelle,  âmes en qui cependant, par le Baptême ou par la Pénitence, la source de la lumière et de la grâce, c'est-à-dire Dieu lui-même, est rentré. Il faut maintenant que ces âmes vous deviennent conformes pour être de vivants tabernacles de Dieu. C'est maintenant que le Verbe naissant vous dit : O Mère de Dieu, habitez en ces âmes et jetez en elles vos racines, vous qui m'avez conçu, qui seule en étiez digne, et qui seule l'avez mérité ; vous qui m'avez nourri, allaité, porté dans vos bras, élevé jusqu'à l'âge où j'ai illuminé le monde et vaincu la mort. Maintenant, ô mon unique Mère, mère des élus, faites-moi grandir aussi dans ces âmes, formez-moi et développez-moi en elles.

    Mais comment cela ? J'entends bien que Dieu, qui peut tout, qui est partout, qui remplit tout, peut venir en toute âme ; mais comment la sainte Vierge viendra-t-elle en mon âme ? Comment habitera-t-elle en moi ou moi en elle ? Comment aura-t-elle en mon âme ses racines, comme s'exprime la sainte Écriture ?

    Le voici. Dieu a dit : « Malheur à celui qui est seul ! » et ailleurs : « Lorsque deux d'entre vous s'unissent mon nom sur la terre, je suis au milieu d'eux ; » et ailleurs : « Ils n'auront qu'un cœur et qu'une âme. La volonté de Dieu est que, en un sens, toute la multitude des âmes n'en fasse qu'une. L'œuvre de Dieu n'est pas un nuage de poussière, ni un monceau de sable. Surtout sa création nouvelle ne doit être qu'amour et union. L'union des grains dans l'unité de la grappe ou dans l'unité de l'épi n'exprime qu'imparfaitement l'union des âmes dans la cité du ciel. Mais qui est cette cité, si ce n'est vous, ô Vierge des vierges ! Qui est cette vigne ?

    C'est encore vous. Qui est l'épi sacré, si ce n'est vous, dont il est dit : « Votre sein est une gerbe d'épis ? »

    C'est donc à vous qu'il faut venir, ô tabernacle saint où Dieu habite ! C'est vous qu'il faut toucher ; c'est en vous qu'il faut vivre, en vous qui êtes l'assemblée sainte. Il faut que, comme des grains de blé vivants, nous tenions chacun par une tige à vous qui êtes l'épi. De même que toute fleur ou tout fruit tient par un lien visible à la tige qui le porte, de même que ce lien corporel n'est autre chose qu'un merveilleux canal par lequel la tige-mère nourrit son fruit de sa substance, de même l'âme régénérée en Dieu doit tenir à la Mère de grâce, à la Jérusalem céleste, par un lien réel et vivant, par un canal de grâce qui parte de son sein et plonge jusque dans l'âme. C'est là ce que l'Écriture sainte entend lorsqu'elle dit : « Tabernacle divin où j'habite, habitez en mon peuple, et plongez vos racines dans mes élus. » Par ce canal sacré le sang divin arrive à l'âme, y incarne et y développe le Verbe.

    Mais, ô Vierge des vierges ! tout n'est pas dit. Pour qu'une âme devienne mère du Verbe selon le mot de l'Évangile: « Quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère, » il faut plus que ce qui précède. Il ne suffit pas que le Saint-Esprit ait attiré l'âme déchue ; il ne suffit pas que, l'ayant rattachée à l'Église, il ait commencé d'habiter en cette âme ; il ne suffit pas que, versant sa sève en cette âme par le centre de l'unité, par le cœur de la Mère des élus, il commence à former Jésus-Christ dans cette âme ; il faut encore que l'âme permette l'accroissement de l'Homme divin en elle, et n'y détruise pas, par ses crimes, le fruit divin qu'y forme l'Esprit de Dieu.

    C'est ici surtout qu'est la lutte de la grâce contre le péché et du péché contre la grâce. C'est ici que l'âme libre peut se relever jusqu'au ciel par son travail et ses mérites, en nourrissant la lumière en elle, ou que, la trahissant par le péché, elle peut descendre et retomber jusque dans les abîmes. Et tout est dans ce mot : l'âme saurat-elle reconquérir de plus en plus la céleste virginité ? En viendra-t-elle, ô Vierge des vierges, à ne faire plus qu'un avec vous ? Saura-t-elle imiter de plus en plus votre céleste état, qui consiste dans l'anéantissement des foyers de la concupiscence ? Les réduira-t-elle jusqu'à rien par la force du divin foyer de l'amour, rentré en elle, ou bien les laissera-t-elle constamment se nourrir sacrilégement et se gonfler sataniquement de l'esprit même de Dieu et du sang même de Jésus-Christ ?

    O Vierge des vierges ! aidez cette âme de votre force personnelle ; obtenez-lui cette haine irréconciliable que Dieu posa dès l'origine entre vous et la force ennemie ; donnez-lui, comme par le contact de vos mains et de votre cœur maternel, la pureté qui relève et l'humilité qui recueille. Obtenez-lui ces deux vertus, et aussitôt l'amour saint relève en elle la bassesse de la sensualité et baisse en même temps la méprisable hauteur de l'orgueil. Ces foyers criminels qui épuisent l'âme, qui partagent notre cœur et en font un cœur double, une vie doublement fausse, qui tantôt croit monter jusqu'à l'ange, tantôt descend jusqu'à la bête, ces deux foyers du mal sont comprimés par la domination de l'amour. La virginité se répare dans cette âme, en vous, par vous, Vierge des vierges ! La lumière sainte et vraie, le feu pur et sacré dont la source, se rallume au centre et s'alimente des forces de l'âme, à mesure que ces forces abandonnent les foyers d'orgueil et de sensualité, cette lumière et ce feu rentrent en elle ; l'étincelle grandit en une flamme de plus en plus ardente et lumineuse ; l'âme, délivrée des foyers ténébreux, conçoit des ardeurs et des splendeurs croissantes ; l'éclat de l'éternelle lumière la pénètre, la traverse, l'enveloppe ; la sainte étoile se forme, pour devenir au ciel, ô Vierge des vierges, une étoile de votre couronne.

    Oui, mon Dieu, j'ai souvent senti dans mon âme, et je dirai même dans mon corps, ces deux forces fatales qui me ruinent, dont l'une m'abaisse et dont l'autre m'exalte, dont l'une m'épuise par affaissement et l'autre par enivrement.

    Oh ! que de fois n'ai-je pas senti l'affaissement coupable dans lequel la vie s'écoule par les sens, ou l'orgueilleux enivrement dans lequel la vie se dissipe par la tête, comme une fumée ? Mais qu'est ce qui s'épuise ? C'est le cœur. Le cœur, quand la vie se dissipe ou s'écoule par les foyers de la concupiscence, le cœur est vide : ses amours, ses ardeurs, ses élans, son courage et ses espérances, son noble feu, à la fois purificateur, humble et puissant, parce qu'il est recueilli, tout disparaît ; il ne reste que les traces du feu, la cendre et la poussière. C'est le sens de ce mot prophétique : « Leur cœur n'est plus que cendre ! » Oui, Seigneur, il semble que mon âme ait pris cette forme : vide au centre, fièvre et flamme aux extrémités ! Il semble que mon corps et mon âme ne veulent plus quitter cet état que par la mort.

    O Seigneur, ne serait-ce point pour cela, pour rendre à l'âme et à la vie humaine une autre forme, que vous avez souffert, que votre tête a été frappée et couronnée d'épines, que vos mains, que vos pieds ont été percés ? Oh ! oui, je veux comprendre et aimer la souffrance qui humilie et purifie, qui abaisse ma tête orgueilleuse et châtie ma chair sensuelle. Que la vie reflue vers le cœur, s'y recueille, s'y réunisse à vous, mon Dieu, dans l'unité de l'amour saint !

     

    XVIIe MÉDITATION.

     
    Mère du Sauveur, priez pour nous !

    O Marie, vous êtes la Mère du Sauveur et la Mère du salut. Dieu seul est le Père du salut, mais vous, ô Vierge sainte, en êtes la Mère.

    En quoi pouvons-nous et devons-nous imiter la Mère du Sauveur ? En ce que chaque âme, en un sens, doit être mère de son salut. Dieu seul en est le Père, mais l'âme en est la mère, c'est-à-dire la coopératrice. Dieu a pu nous créer sans nous, mais il ne nous sauve pas sans nous. Pour l'œuvre du salut de chaque âme Dieu veut un aide. Cet aide est l'âme elle-même, sa volonté, sa liberté, ses efforts, son travail, ses mérites.

    Mère du Sauveur, Mère du salut de tous, priez pour nous, afin que les chrétiens apprennent de plus en plus, par vous, la nécessité de l'effort, du combat, du travail, des mérites.

    Nous sommes à peine sortis des siècles où nos frères déplorablement séparés enseignaient à mépriser l'effort de l'homme, son travail, ses mérites, et où, à force de s'écrier : « Dieu seul et Jésus seul, » ils oubliaient l'homme, et son libre choix, et ses mérites ; ils oubliaient la ruineuse puissance du péché aussi bien que l'admirable puissance de l'effort et des œuvres produites en Dieu.

    Quatre choses se liaient dans leur doctrine pleine de ténèbres : le mépris du péché comme obstacle au salut ; le mépris des bonnes œuvres comme moyen de salut ; le mépris de la raison humaine et de la liberté humaine comme ministres du salut de chacun, et l'oubli de la Mère du Sauveur, Mère du salut. Ils ne savaient pas que chaque âme est mère de son propre salut, comme vous, ô Mère du Christ, êtes la mère du salut de tous.

    Or ces doctrines mortelles, dont la plus légère trace, là où elle passe, éteint la vie, ces doctrines n'ont-elles pas laissé quelque trace jusque chez les chrétiens fidèles ? La France n'a-t-elle pas vu des docteurs très-timides, très-réservés à l'égard de votre culte, ô Marie, et en même temps tres découragés sur la portée de l'effort de l'homme ? « Restons assis, disaient-ils, dans la bassesse et les ténèbres de cette vallée de larmes, jusqu'à ce que la lumière vienne d'en haut. » C'était bien dit ; mais n'oubliaient-ils pas que la lumière est déjà venue, et que depuis longtemps le Christ nous dit : « Levez vous et marchez ? » Pourquoi donc ne pas se lever et marcher, quand Jésus nous l'ordonne ? C'est qu'on oublie que la volonté libre doit coopérer au salut, que Marie est Mère du salut, que l'âme est mère de son salut. Les mêmes docteurs, malheureusement très-rapprochés des protestants, ne supportaient pas la pensée de l'Immaculée Conception. Ils croyaient que le mal avait infecté l'œuvre de Dieu jusqu'en son centre, jusqu'à l'âme de la Mère de Dieu, et ils croyaient aussi que le péché originel avait infecté toute la masse, au point de ne laisser à l'homme aucune étincelle de raison et aucune trace de liberté. Ils exaltaient la prédestination de manière à détruire la justice ; ils glorifiaient la grâce de manière à supprimer la liberté. Ils croyaient trop au mal ; ils accordaient à l'enfer trop d'âmes, et leur doctrine découragée augmentait en effet le nombre d'âmes qui refusaient de se lever et de marcher, parce qu'elles ignoraient le mystère de la Mère du salut et leurs devoirs comme enfants de cette Mère.

    A mesure donc, ô Marie, que les chrétiens vous connaîtront mieux comme Mère du salut, et comprendront mieux leur devoir de vous suivre et de vous imiter, de s'attacher à vous, non-seulement par leur amour et par leur connaissance, mais encore par leurs actes et leurs efforts, n'est-il pas manifeste qu'un plus grand nombre correspondra aux grâces de Dieu ? N'est-il pas vrai que l'âme chrétienne en qui le Christ commence à se former, par les Sacrements de l'Église, prendra des sentiments de mère, et en aura les inquiétudes, la vigilance et le courage ? On comprendra mieux l'un des sens des suprêmes paroles du Sauveur lorsqu'il proclame la règle du jugement dernier et nous apprend que les âmes seront glorifiées ou rejetées selon leurs œuvres, ou plutôt selon l'œuvre unique que voici : J'ai eu faim et vous m'avez nourri ; j'ai eu soif et vous m'avez désaltéré ; j'ai été nu et vous m'avez revêtu ; j'ai été faible et vous m'avez secouru. » Qu'est-ce à dire ? En ce sens vrai et fondamental que nous suivons ici, cela veut dire, comme l'explique le Sauveur, que c'est lui-même que, comme une tendre mère, vous avez secouru, revêtu et nourri, toutes les fois que vous avez agi en mère à l'égard de sa divine naissance dans la moindre des âmes, c'est-à-dire dans la vôtre, ô chrétiens !

    Oui, cela même est la règle du jugement dernier. Il ne suffit pas de dire : « Un enfant nous est né, c'est le Sauveur ; » il faut encore, ô âme chrétienne, vous écrier avec transport : « Je suis sa mère. » C'est à moi maintenant de veiller, de travailler, d'agir pour lui ; car il a faim et je dois le nourrir, il a soif et je dois le désaltérer, il est faible et je dois le porter, il est nu et je dois le vêtir.

    Et que seriez-vous donc, ô âme chrétienne, s'il avait faim et soif et le laissiez sans nourriture ; s'il était faible et nu et si vous le laissiez sans soins ? Que seriez-vous dans l'ordre de la grâce ? Les mères, parmi les hommes, que dis-je ? parmi les animaux, les mères prennent aussitôt, comme par un infaillible instinct, toutes les forces, tous les courages, toutes les patiences, toutes les intelligences de la maternité. Qu'êtes-vous, ô âme chrétienne, fille de Marie, si vous ne savez pas que vous êtes aussi mère du Sauveur, si vous ne savez pas ou ne voulez pas prendre pour Jésus-Christ, en union avec la divine Vierge, la force, l'intelligence, la vigilance de la Mère du salut ?

    Marie, Mère du Sauveur, priez pour nous ! Chassez des âmes chrétiennes et du milieu des peuples chrétiens le sommeil, la langueur, la paresse et le découragement. Puisque le Sauveur est né, levons-nous et marchons. Veillons et agissons pour l'élever et le faire grandir parmi nous. Connaissons l'éternel mérite et le divin pouvoir des œuvres opérées en Dieu et du travail pour Dieu.

    O mon Dieu, je ne veux plus jamais vous dire : « J'attends la grâce, j'attends la foi ou la « lumière, » car la grâce est déjà donnée. J'ai assez de grâce, assez de foi, assez de lumière, aujourd'hui même, pour faire la volonté de Dieu. Et si je fais cette volonté, j'aurai demain la grâce et la lumière qu'il me faudra pour obéir demain. Oui, Seigneur, vous donnez le pain quotidien, et vous n'en donnez pas d'avance, par grande sagesse et grande miséricorde. La première grâce veut une première réponse. qui est suivie d'une autre grâce, laquelle attend une nouvelle réponse de l'âme intelligente et libre ; et celui qui travaille avec la grâce reçue, et l'ait valoir le talent qu'on lui donne, recevra toujours davantage ; mais la première grâce est donnée depuis longtemps et suivie de mille autres.

    Donc, ô mon Dieu, je n'ai rien à attendre : j'ai déjà tout. C'est vous qui m'attendez. Pourquoi mon âme, pourquoi le inonde n'avancent-ils pas vers la lumière, la justice, la vie, la sainteté, sinon parce que l'homme attend, lui qui est attendu ? Il y a dans mon âme comme dans le monde une incessante opération de Dieu qui veut y naître et y grandir ; mais le germe divin rencontre-t-il souvent ce cœur actif, généreux, courageux, infatigable, qui caractérise les vraies mères ? O vous, Mère admirable, priez pour nous ; obtenez-nous l'ardeur, le courage, l'activité pour Dieu.

     

    XVIIIe MÉDITATION. 

    Vierge puissante, priez pour nous !

    O Vierge puissante, priez pour nous ! Obtenez un peu de courage aux âmes si faibles, au genre humain si languissant ; faites-leur connaître votre puissance, et la puissance que, par vous et en Dieu, chaque âme et toute l'humanité peuvent obtenir.

    Et d'abord, la puissance propre et principale de l'homme, c'est la puissance de la prière. « Quoi que vous demandiez en mon nom, dit le Sauveur, vous l'obtiendrez. Ce mot s'adresse à la société des élus, dont Marie est la reine. Il est vrai d'une vérité pleine, absolue et sans exception, que tout ce que la Mère de Dieu, Reine des hommes, demande à Dieu, elle l'obtiendra. Mais, dira-t-on, c'est là une sorte de toute-puissance. Sans aucun doute. La Mère de Dieu est vraiment toute-puissante. La Vierge est toute puissante par grâce comme Dieu l'est par nature. C'est un axiome théologique : ce qui convient à Dieu par nature convient par grâce à la sainte Vierge. L'Homme-Dieu, comme homme, a toutes choses entre les mains, dit l'Évangile. Mais le Christ et Marie n'ont qu'un cœur et qu'une âme ; ils sont ensemble le cœur et le principe du monde régénéré, et il est très certain que, tout ce que ce cœur veut, Dieu le fait, selon cet autre mot de l'Évangile : « Lorsque deux d'entre vous s'unissent, tout ce qu'ils demandent, ils l'obtiennent. » A plus forte raison la sainte Vierge, unie à Jésus-Christ par la plus merveilleuse union, de manière à n'être, en effet, qu'un cœur et qu'une âme avec lui, obtient-elle, sans exception possible, tout ce qu'elle demande à Dieu. Eh bien! il faut en dire autant de toute âme qui, unie à ce cœur du monde, vit dans l'inspiration de son esprit : tout ce qu'elle demande, elle l'obtient. Dieu ne l'a-t-il pas dit ? « Je fais la volonté de ceux qui me craignent ; » à plus forte raison Dieu fera-t-il la volonté de ceux qui l'aiment.

     

     

    Outre cette puissance universelle de la prière, donnée à ceux qui vivent dans l'union de la Vierge puissante, unie elle-même indissolublement à Jésus-Christ, le premier et le plus important des pouvoirs spéciaux que reçoit l'âme, c'est le pouvoir de vaincre le péché. C'est à la Vierge puissante qu'il est donné d'écraser le serpent ; c'est aux âmes qui lui sont unies qu'il est donné de vaincre le péché. Mais voilà ce qu'il faudrait croire, ô âme chrétienne, avec une foi inébranlable et une ferme espérance. Quel que soit le passé de votre âme, son avenir peut être délivré du mal. Ne dites pas que vous êtes engagé dans la plus stérile des luttes, et que, depuis un quart de siècle, peut-être un demi-siècle, votre vie est semblable à la vie de la terre, où le jour succède à la nuit, la nuit au jour ; que de même, en votre âme, les retours de la grâce ont beau succéder au péché, le péché à son tour surmonte la grâce, et, comme par une vicissitude fatale, vous tient sous une chaîne invisible qui se relâche parfois, mais qui, ce semble, ne se brise pas. Ne dites pas que vous mourrez nécessairement ainsi, en essayant en vain de remplir le vase qui se vide ou d'élever sur le saint édifice la pierre qui retombe toujours au moment où elle allait atteindre sa hauteur. Ne dites pas que toutes les autres grâces vous sont données, mais que la persévérance seule vous est refusée, et par suite le progrès dans le bien, et la croissance en Dieu, et l'espoir de la vie éternelle. O àme découragée par de continuelles défaites, relevez-vous ; la Vierge puissante peut tout. Elle, qui répond parfaitement à la grâce, qui n'a jamais manqué à aucune grâce, peut changer toute l'issue d'un combat où vous paraissez reculer depuis longtemps. Encore un généreux effort pour vous attacher à la Mère du salut, et pour devenir vous-même mère de votre salut et le mériter, car il le faut ; encore un généreux effort, et certainement vous allez vaincre ! Vous viviez dans la honte habituelle de plaies invétérées, de chutes toujours renouvelées ; vous allez vivre dans la gloire du triomphe, et vous aller, entendre cette étrange parole du Sauveur : « Celui qui sera vainqueur, je lui donnerai un nom nouveau, et je lui donnerai puissance sur les nations. » 

    Qu'est-ce à dire, mon Dieu, et qu'est-ce que cette puissance sur les nations que vous donnez aux âmes victorieuses du péché ? Cela veut dire que celui qui a vaincu le mal pour lui-même commence à le vaincre pour les autres, et que, uni au Roi des nations et à la Reine puissante qui écrase le serpent, il devient un de leurs ministres pour le salut des peuples et pour la guérison de toutes ces races qui couvrent le globe, et dont l'Écriture dit : « Dieu a fait guérissables les nations de la terre. » Celui-là y travaille, soit parles œuvres, soit par l'exemple, soit par la parole sainte, s'il y est appelé, soit par la toute-puissante prière.

    Et n'est-ce pas là, ô Vierge puissante, le don de puissance le plus inattendu que vous donniez à vos enfants ? Guérir les peuples, changer le monde ! Et qui nous dit qu'on peut changer le monde ? Est-ce que le monde ne s'en va pas vers sa décrépitude ? Est-ce que la foi ne s'éteint pas ? Est-ce que, depuis le commencement du monde, le genre humain n'est pas comme l'âme pécheresse, qui retombe après toutes les grâces, et qui ne sait répondre que par des décadences à toutes les divines impulsions ? Est-ce que l'antique habitude du mal n'a pas perverti toute la race ? Est-ce que tant de crimes accumulés ajoutés aux péchés des pères par chaque génération nouvelle, n'accélèrent pas la chute à mesure que le monde vieillit ? C'est là, ô âme à peine victorieuse de vous-même par Jésus et Marie, c'est là ce que vous voulez vaincre et arrêter ! Oui, disent les saints, nous le voulons, et, si notre Mère le demande, nous le pouvons. Quel chrétien oserait le nier ? Qui dira que Marie va demander ces choses et qu'elle ne les obtiendra pas ? Et qui osera soutenir qu'elle ne va pas les demander ? Ceux qui en doutent ne connaissent pas la Vierge puissante, « la Vierge encore inconnue jusqu'ici, » comme l'écrit le vénérable Grignon de Montfort. Et ce saint personnage, dont les lumières et les vertus éclatent aujourd'hui parmi nous après plus d'un siècle d'oubli, ajoute : « Je veux montrer que la divine Marie a été inconnue jusqu'ici, et que c'est une des raisons pourquoi Jésus-Christ n'est point connu comme il doit l'être. Si donc, comme il est certain, le règne de Jésus-Christ arrive dans le monde, ce ne sera qu'une suite nécessaire de la connaissance et du règne de la très-sainte Vierge Marie, qui l'a mis au monde la première fois, et le fera éclater la seconde. Aussi Dieu veut que sa sainte mère soit à présent plus connue, plus aimée, plus honorée que jamais elle ne l'a été. Marie doit éclater plus que jamais en miséricorde, en force et en grâce, dans ces derniers temps. Dieu veut la revêtir et la découvrir comme le chef-d'œuvre de ses mains. Il la réserve pour la formation et l'éducation des grands saints qui seront sur la fin du monde. « En ce temps-là des choses merveilleuses arriveront dans ces bas lieux, où le Saint-Esprit, trouvant sa chère Épouse formée dans les âmes, y surviendra abondamment et les remplira de ses dons, et particulièrement du don de sa sagesse, pour opérer des merveilles de grâce. O mon frère ! quand viendra ce temps ? »

     

     

    Admirable doctrine qu'il faut comprendre ! Sainte espérance qu'il faut saisir ! Il faut savoir que Dieu, qui, depuis l'origine du monde, et surtout depuis l'ère chrétienne, ne cesse de combler les hommes de grâces prévenantes, excitatrices, gratuites, presque imposées et opérées en nous sans nous, comme lorsque la grâce du Baptême régénère l'enfant qui l'ignore, Dieu, si l'on peut le dire, attend le moment où l'ensemble de l'humanité, sortant de l'enfance, comme le demande saint Paul, et arrivant à l'âge de clair discernement et de vraie liberté, saura choisir avec plus de sagesse entre la vie et la mort, et saisir avec plus de force les dons de Dieu. Tout est offert, tout est donné ; mais l'homme n'a que bien peu compris et employé le don. Jésus Christ se développe dans l'Église ; mais il n'est pas encore arrivé chez les peuples chrétiens à l'âge parfait. Non-seulement il n'est pas arrivé à cette dernière perfection de sa croissance qui sera la consommation des élus, mais il n'est pas encore arrivé à cette plénitude de son âge, à ce degré de croissance mystique où il doit régner sur la terre, en ce temps pour la venue duquel il ne cesse de faire répéter à l'Église et à chaque membre de l'Église : « Que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite en la terre comme au Ciel. » Prière fondamentale que presque tous nous avons le malheur de répéter chaque jour sans y attacher aucun sens !

    Aujourd'hui Jésus-Christ est et opère dans l'Église ce qu'il était et opérait pendant trente ans près de Marie, attendant l'âge de ses miracles et de sa manifestation.

    Et jusqu'à quand doit-il attendre, si ce n'est jusqu'aux siècles heureux où l'Esprit-Saint, trouvant son Épouse bien-aimée, la Vierge, plus formée dans les âmes, y surviendra plus abondamment et les remplira de ses dons ? Et de qui dépend ce progrès, si ce n'est des efforts de l'homme, aidant et acceptant, et conservant plus fidèlement la grâce déjà donnée, et méritant, comme la sainte Vierge, par elle, par son secours et son imitation, de porter, d'agrandir Dieu en soi et de répandre sur le monde la lumière éternelle ?

    O mon Dieu ! je comprends pourquoi votre Église, unique ressource des progrès du monde, n'écoute qu'avec indifférence ou même avec terreur les prédicateurs du progrès. C'est qu'en effet tous ces apôtres, tels que nous les avons entendus, prêchent le progrès, mais apportent la décadence. Ne sait-on pas que l'esprit de mensonge apprend aux siens à nommer jour ce qu'est nuit, et nuit ce qui est jour, comme le dit la sainte Écriture ? C'est ainsi que la décadence en ce siècle a été appelée progrès. Quand on nous parlera de progrès par orgueil et par enivrement des sens, sachons bien qu'il s'agit du progrès de l'enfer, c'est-à-dire d'un mouvement retourné, qui descend au-dessous de l'homme, au lieu d'aller à Dieu. Là, au contraire, où l'on verra croître l'humilité, la chasteté, la pureté, les vertus virginales, on peut croire à tous les progrès, progrès de justice, progrès de charité, progrès de science, progrès de génie, progrès de liberté, progrès de force dominatrice du monde et ordonnatrice des nations. Donc l'Église catholique, en provoquant de toute sa force l'idée, le culte de l'immaculée Mère de Dieu, est la provocatrice véritable de tout progrès. Oui, Seigneur, je veux le progrès de mon âme et le progrès du monde. Je veux m'y dévouer, refréner mes passions, réprimer mon orgueil, vivre humble et pur. Est-ce trop chèrement acheter la lumière et les vertus croissantes, la vérité, la liberté, la vie, pour moi d'abord, puis pour mes frères ?

     

    XIXe MÉDITATION.

     
    Vierge fidèle, priez pour nous !

    Vierge fidèle, vous à qui le Verbe incarné a voulu être soumis pendant trente ans, et qui avez usé de ce trésor de toutes les grâces avec une perfection et une fidélité qui ouvrait à tous les élus la source de la vie ; qui fondait et qui dilatait cet indivisible cœur de l'Église, composé du cœur de Jésus et de votre immaculé cœur ; qui préparait, par les premiers battements de ce cœur, le genre humain à recevoir la parole, le sang et l'esprit du Sauveur, ô Marie, vierge fidèle, priez pour nous, afin que nous soyons fidèles ! Envoyez-nous aussi les impulsions de votre cœur, afin que les hommes apprennent à recevoir avec une fidélité toute nouvelle les dons de Dieu, et à user de ces trésors pour préparer la gloire du règne de Jésus-Christ.

    Comprenons donc enfin que tout dépend maintenant de notre fidélité. Dieu nous a confié son trésor, c'est à nous de le faire valoir. C'est à nous de choisir celui des serviteurs de l'Évangile auquel nous voulons ressembler. Serons-nous ce bon et fidèle serviteur qui fit valoir le talent confié par le maître de manière à le décupler, ou serons-nous ce serviteur méchant et paresseux qui enfouit ce talent dans la terre et l'y laissa dormir ?

    Le genre humain continuera-t il à enfouir dans son sein le trésor du Verbe incarné, et à laisser dormir jusqu'à la fin son Évangile, sa croix, sa vie même, et toute la vertu de son sang versé pour nous ?

    Le grand pape saint Grégoire a d'effrayantes paroles sur ce sujet. Commentant ce passage de l'Évangile où le maître vient, pour la troisième fois, visiter le figuier stérile, et ordonne à ses serviteurs de le couper, il s'écrie : « Oui, le maître de la vigne, de nos jours, vient pour la troisième fois visiter son figuier ; car il est venu appeler la nature humaine, l'attendre, l'avertir, la visiter avant la loi, sous la loi, sous la grâce. « Il est venu avant la loi, parce que, par la raison naturelle, il nous dit ce que chacun de nous doit à ses frères. Il est venu par la loi nous donner ses préceptes formels. Il vient, après la loi, par la grâce, donner aux hommes la présence même de sa divine bonté. Et voici pourtant qu'il se plaint de ne trouver de fruit dans aucune de ces trois années, puisque tant de méchants ne se rendent ni à l'inspiration de la loi naturelle, ni aux préceptes de la loi écrite, ni au miracle de l'Incarnation.»

    O Vierge fidèle ! reine et mère de l'humanité, souffrirez-vous que, par nos infidélités continuées, nous soyons le figuier stérile qu'aucun effort de la culture ne rend fécond ? Le genre humain finira-t-il dans cette stérilité ? Dieu sera-t-il forcé de dire du genre humain ce que le maître de la vigne disait du mauvais arbre : « Arrachez-le, car pourquoi occupe-t-il la « terre ? » Ou plutôt, Vierge fidèle, reine et maîtresse du genre humain, ne direz-vous pas à Dieu même ce que le jardinier disait au maître : « Seigneur, ayez patience encore un an ; je vais creuser la terre autour de l'arbre, engraisser ses racines, et peut-être donnera-t-il du fruit ; sinon vous l'arracherez. »

    Oui, c'est notre espérance ; oui, de nouveaux efforts de culture peuvent guérir cette stérilité. Par vous, Vierge fidèle, par votre connaissance plus lumineuse, par votre imitation, par votre culte plus développé dans les âmes, l'homme, devenu plus fidèle, peut encore préparer à la terre les fruits du règne divin. L'homme peut encore faire valoir le talent sacré, et Dieu, qui, selon l'admirable expression de saint Grégoire, Dieu qui attend la nature humaine, Dieu peut encore trouver une moisson sur la terre quand il y enverra ses moissonneurs.

    Mais en quoi donc consistent ces nouveaux efforts de culture à l'égard du germe divin ? Que sera cette plus abondante fidélité de l'homme à l'égard du trésor qui est entre ses mains ? Et qu'est-ce que Dieu attend ?

    Le trésor, ou le germe divin, c'est le Verbe incarné ; la culture qu'il attend est celle qu'il a demandée lui-même dans l'Évangile, et qui décide, comme il l'affirme, du salut de chaque âme et du salut du monde. Il a faim, et veut être nourri ; il est nu, et veut être vêtu ; il est faible, et veut être porté. Mais en quoi et comment Jésus-Christ peut-il donc être faible et nu, et souffrir la faim et la soif ? J'avoue que, s'il ne le disait, ce serait incroyable, mais il l'a dit : « J'ai eu faim et soif, j'ai été faible et nu ; et il ajoute : « Toutes les fois que vous aurez fait ces choses au moindre de ces petits, c'est à moi-même que vous les aurez faites. »

    Oui, voilà ce que Dieu attend.

    Et pour parler plus clairement encore, JésusChrist attend que son corps mystique, qui est l'Église, et, en un sens, le genre humain entier, comme le dit saint Thomas d'Aquin, il attend que ce corps mystique, qui, dans un si grand nombre de ses membres, souffre la faim, la soif, la nudité, la maladie et la captivité, soit, de la part de ceux qui peuvent, et qui ont la grâce et la force, l'objet d'un culte tout nouveau. Il veut que nous traitions son corps mystique comme Marie, la Vierge fidèle, a traité son enfance Oui, le Christ demande à être nourri, guéri, vêtu, élevé dans les pauvres, dans les malades, dans les enfants et dans les ignorants. Il demande que l'on ôte les obstacles qui empêchent sa croissance vers l'âge parfait. Il demande pour lui-même ces soins et ces travaux. Et pourquoi ? Parce que ces soins et ces travaux développent les vertus de la Vierge fidèle dans l'âme de celui qui s'y livre, aussi bien que dans l'âme de ceux qui les reçoivent, c'est-à-dire qu'ils préparent la croissance du Verbe parmi les hommes.

    Il attend de l'humanité une autre éducation de l'enfance, de l'ignorance, de la faiblesse, et un autre culte des pauvres. Il attend une autre éducation de son enfance, un autre culte de sa pauvreté. O Vierge fidèle, priez pour nous, obtenez-nous la fidélité. Donnez-nous, pour l'enfance du Verbe, ce cœur de mère qui seul renferme la vraie fidélité. Soyons mère et servante fidèle de Jésus-Christ Qu'il ne nous arrive plus jamais d'abandonner ou de négliger son enfance, sa faiblesse, sa faim, sa soif, sa nudité, sa pauvreté.

    Qu'il ne nous arrive plus jamais d'abandonner le moindre de ces petits qui souffrent la captivité, soit dans notre âme, soit dans les autres hommes, en qui le Fils de l'homme nous attend, pour être délivré, pour grandir, pour régner.

    Oui, Seigneur, je veux entreprendre de nouveaux efforts de culture pour mon âme, et je veux travailler à de nouveaux efforts de culture pour le monde. Je l'avoue, je n'ai jamais compris le délaissement où le genre humain laisse ses pauvres, ses malades, ses mourants, ses enfants. Ses enfants, il les scandalise ; ses mourants, il les trompe en leur cachant la mort ; ses pauvres, il les regarde sans les comprendre, sans y voir Dieu. Mais, grâce à Dieu, ce que je dis ici n'est presque déjà plus vrai pour les peuples chrétiens. Là où l'esprit de saint Vincent de Paul, envoyé de Dieu en ces siècles, a pénétré, et il a pénétré partout, ces efforts de culture, déjà tentés partant de saints, dans tous les siècles de l'Église, ont redoublé. Un nouveau culte de l'enfance de Jésus dans les enfants, un nouveau culte de sa pauvreté dans les pauvres et les malades, se manifeste et attire les hommes. Ces formes du culte catholique conquièrent les peuples adultes, comme les splendeurs visibles du culte gagnent les peuples enfants. Courage donc, sainte piété chrétienne ! Allez toujours de plus en plus fermement vers le culte de Jésus pauvre, de Jésus enfant, de Jésus captif, de Jésus malade et souffrant. Ce culte sera la vraie culture du globe, celle que Dieu bénira, celle qui tirera le monde de sa stérilité morale, et qui peut préparer aux derniers siècles de la vie des hommes sur la terre une riche moisson.

     

    XXe MÉDITATION.

     
    Vierge clémente, priez pour nous !

    Vierge clémente, priez pour nous ; apprenez nous comment votre céleste ressemblance peut se former de plus en plus parmi les hommes ; comment nous pouvons espérer qu'un plus grand nombre d'àmes arrivent à vos vertus ; comment les âmes mieux préparées, c'est-à-dire plus semblables à vous, recevront plus abondamment l'Esprit-Saint, et comment l'Esprit-Saint, mieux reçu dans l'humanité, peut y développer plus glorieusement le corps mystique de Jésus-Christ et amener sou règne.

    Pour cela, ô Vierge clémente, faites-nous comprendre ce qu'est cette belle vertu. Qu'est-ce que la clémence ?

    La clémence, si nous entrons dans le fond du sens et la racine du mot, n'est pas seulement la douceur qui pardonne, c'est aussi la bonté qui se donne : c'est l'âme qui s'incline vers autrui.

    Eh bien ! non-seulement votre âme toute clémente, ô Marie, s'incline vers les autres âmes, mais encore elle se donne à toutes et se répand sur toutes. « Marie, nous dit l'Église dans l'office de l'Immaculée Conception, Marie se donne à tous et cherche à tout remplir. Et de même que le Soleil de Justice, Jésus-Christ, notre Dieu, fait lever sa lumière sur les bons et sur les méchants, de même la Vierge sainte, cette lumière sans vicissitudes, envoie vers tous les hommes les rayons de miséricorde et s'offre à tous pleine de douceur et de clémence. C'est-à-dire que la Vierge parfaite imite Dieu.

    Il est nécessaire que Dieu soit, dit saint Thomas d'Aquin, et par conséquent qu'il soit bon, et par conséquent expansif, et par conséquent qu'il se donne à quiconque veut le recevoir. » Et le fond de notre religion, c'est Jésus qui se donne à tous, qui meurt pour tous, qui vient donner à tous son sang, sa chair, son âme, son esprit, sa divinité. 

    Et maintenant le mystère du royaume de Dieu, du progrès de l'Église et du monde, se dévoile à nos yeux.

    Voici Dieu le Père, qui donne tout. Voici Jésus, Roi des hommes, qui donne tout. Voici la Vierge parfaite, Mère de Dieu, Reine et Mère de l'humanité, qui reçoit tout et transmet tout. Voici les Saints qui reçoivent et transmettent des fleuves de grâce. Pourquoi donc la lumière, la vie, la grâce, l'esprit de Dieu n'arrivent-ils pas à tous, jusqu'aux derniers, et jusqu'à ceux que le Sauveur appelle : « Le moindre de ces petits ? »

    Évidemment il ne peut y avoir qu'une raison qui s'oppose à la venue du règne de Dieu et à ce que Dieu soit tout en tous : il faut que la chaîne des grâces soit interrompue quelque part. Les flots de lumière et les torrents de volupté, comme s'exprime la sainte Écriture, partent du Père, et vont au Verbe, et au Verbe incarné, du Verbe à l'immaculée Vierge, qui reçoit, renferme, transmet la plénitude des dons. Au-dessous de la Vierge, les Saints transmettent chacun une large part du rayon qu'ils reçoivent. Mais au-dessous des Saints commence la prévarication. Là sont les âmes appelées à la sainteté, mais qui n'y arrivent pas. Là sont peut-être les plus coupables des âmes, celles à qui Jésus et Marie donnent beaucoup, mais qui acceptent peu et transmettent moins encore. Là est interrompue la chaîne des grâces. Là le soleil et sa lumière sont arrêtés. Et pourquoi ? Parce que ces âmes ne sont point inclinées vers autrui, elles ne s'inclinent que vers elles-mêmes ; elles n'aiment pas assez ; elles n'aiment pas d'amour, de cet amour qui sort de soi et qui se donne, soit à Dieu pour tout recevoir, soit à autrui pour tout transmettre.

    Ces âmes donc sont dans le corps mystique du Christ des organes qui arrêtent le sang, des vaisseaux qui ne transmettent pas la vie : mystère d'iniquité, mystère de l'amour de soi, opposé à l'amour de Dieu et de l'humanité. Ce sont ces âmes dont parle saint Jacques, qui prient Dieu avec égoïsme, et qui ne lui demandent la vie qu'afin de l'engloutir dans leur concupiscence. Ce sont ces préposés, dont parle l'Evangile, qui s'endorment, qui boivent, qui mangent, qui battent les serviteurs en attendant le retour du maître.

    Et que manque-t-il peut-être à un grand nombre de ces âmes pour passer du côté des Saints et traverser ce mur ; pour cesser d'être obstacles et pour devenir instruments ; pour transmettre la vie et la lumière au lieu de l'interrompre ? Il leur manque un peu plus de connaissance du mystère de la Vierge et quelque fidélité à son culte. Il leur manque d'apprendre de la Mère des hommes à pencher leur âme vers autrui.

    L'admirable prophète Isaïe va nous expliquer tout ceci. O vous que Dieu appelle, qui vous croyez chrétiens, peut-être pieux et saints, écoutez bien ce solennel enseignement : « Ils me cherchent, et ils veulent connaître mes voies ; on dirait qu'ils veulent pratiquer la justice et m'obéir. Ils m'interrogent sur ma loi, et ils prétendent approcher de Dieu ! Pourquoi ne nous regardez-vous pas ? demandent-ils à Dieu. Nous nous donnons beaucoup de peines et vous n'en savez rien !... » Tel est l'état de ces âmes, et le texte inspiré nous apprend qu'elles sont dans cette stérilité parce qu'elles restent attachées à elles-mêmes, et ne savent pas donner, et se fatiguent dans leur égoïsme. Puis le Prophète ajoute au nom de Dieu : « Voici ce que je demande : Déliez ce lien d'impiété qui vous lie ; mettez bas ces fardeaux de désirs qui accablent votre âme ; délivrez ceux qui souffrent ; déchargez ceux qui sont accablés ; partagez avec ceux qui ont faim ; ouvrez votre demeure à qui n'a pas d'asile ; revêtez celui qui est nu. Voilà ce qui fera éclater en vous la lumière et répandra la vie en vous ; voilà ce qui vous donnera l'auréole de justice et vous recueillera dans les rayons de la gloire de Dieu.

    Vous invoquerez alors, et Dieu vous écoutera ; vous appellerez, et il répondra : Me voici. Oui, lorsque vous aurez versé votre âme dans une âme affamée, lorsque vous aurez transmis la vie à l'âme sans force et abattue, alors du sein de vos ténèbres jaillira la lumière, et votre nuit profonde se changera en plein midi.

    « Dieu vous donnera la paix, remplira votre âme de splendeurs, délivrera vos os, et vous rendra semblables au sol fécond arrosé par une source d'eau vive, par une source qui ne tarira plus » ( Isaïe, chap. LVIII ).

    Que ne peut-on comprendre ces immenses et divines profondeurs, ô Vierge toute clémente, dont l'âme s'incline vers tous, et se verse dans toutes les âmes ! Vous qui êtes en effet ce plein midi tout étincelant de splendeurs, qui êtes cette source vive, toujours intarissable, apprenez donc aux âmes à comprendre, à sentir et à pratiquer vos vertus, afin de devenir en Dieu, par vous, lumineuses et intarissables.

    Ne comprendra-t-on donc jamais que toute l'humanité est un ensemble solidaire, un corps où chaque membre reçoit et doit transmettre ? La vie veut vivre et circuler. Elle vient à tous ; qui veut l'intercepter la perd, et qui consent à la perdre la trouve ; et chaque âme, pour vivre, doit se verser dans une autre âme. Mais quelle est cette autre âme, et s'agit-il ici des tendresses de l'amour et de l'amitié légitimes ? Non ; il s'agit ici de cette âme pauvre et affamée, de cet homme, quel qu'il soit, que Jésus-Christ appelle « le moindre de ces petits. » Il s'agit, dans tous les sens du mot, de nourrir celui qui a faim, de porter celui qui est faible, de vêtir celui qui est nu, de délivrer celui qui est captif. De sorte que, comme l'a dit le Seigneur, il n'y a pour les hommes qu'un devoir, comme il n'y a qu'une règle du jugement dernier : servir Dieu dans les pauvres, et prendre soin du Christ dans le culte de son enfance et de sa pauvreté, dans le moindre de ses petits.

    O Dieu ! manquerons-nous donc toujours et de cœur et de sens ? Ne comprendrons-nous donc jamais cette manifeste loi de l'infaillible religion ? Jusqu'à quand un homme quel qu'il soit, recevant de Dieu un rayon quelconque de la vie, ou la force, ou la jeunesse, ou la santé, ou la science, ou la foi, ou tout autre don de la grâce, ou seulement l'or et l'argent, croira-t-il que ce rayon doit s'arrêter à lui et s'enfouir en lui, et refusera-t-il de comprendre que tout rayon venant de Dieu est une force à transmettre pour la multiplier ?

     

     

    Jusqu'à quand ceux qui ont reçu avec quelque abondance quelques dons du soleil de Dieu verront-ils, sans en être émus, régner sur l'immense multitude la faim de l'âme, celle de l'intelligence et celle du corps ? Jusqu'à quand voudra-t-on ignorer que, dans le moindre de ses petits, le Verbe fait chair souffre et attend ?

    Jusqu'à quand les peuples chrétiens refuseront-ils de croire que le Christ attend parmi eux, une autre éducation de son enfance, un autre culte de sa pauvreté, soit daus leur propre sein, soit autour d'eux, chez ces immenses nations encore assises dans la faiblesse de leur pauvreté séculaire et dans leur séculaire enfance ?

    Quand saura-t-on que le royaume de Dieu consiste tout entier en ce point exprimé par le texte sacré : à recevoir et transmettre, afin d'entrer « dans la justice  ? » Recevoir du Père et du Verbe incarné, et de la Mère de Dieu, quelques rayons pour les transmettre jusqu'au dernier des pauvres et jusqu'aux plus petits ; continuer ainsi, par désintéressement et sacrifice, la chaîne des grâces et le mouvement de la lumière ; recevoir aussitôt de Dieu double lumière et double grâce, pour transmettre lumière et grâce, d'un cœur toujours plus abondant et toujours plus ouvert ? Si l'on voulait comprendre ces vérités, et si l'on en commençait la pratique par le côté le plus facile, la transmission plus abondante de l'or et de l'argent, afin d'en venir peu à peu, comme Jésus et Marie, au don des sueurs et du sang, n'est-il pas manifeste que, peu à peu, les vertus de la Mère de Dieu entreraient dans les âmes, sa ressemblance s'y graverait, l'esprit de Dieu s'y verserait, le Verbe s'y développerait, d'abord dans ceux qui donnent, puis dans ceux qui reçoivent, et le règne de Dieu s'avancerait parmi les hommes ?

    O Vierge très-clémente, qui voyez combien il nous est difficile de comprendre ces vérités, de les mettre en lumière quand on les entrevoit, et surtout de les pratiquer ; vous qui connaissez les obstacles qui empêchent l'âme de recevoir tout ce que Dieu veut lui donner et de transmettre tout ce qu'elle a reçu, priez pour qu'un nouvel effort nous rapproche davantage de cette lumière et de cette force ; priez pour qu'il nous soit donné de parvenir plus près de vous, source très-pure de la lumière et de la force que Dieu envoie aux hommes ; priez pour qu'il nous soit donné de connaître l'obstacle qui empêche l'âme de recevoir tout ce que Dieu veut lui donner et de transmettre le peu qu'elle a reçu.

     

    XXIe MÉDITATION.

     
    Mère de miséricorde, priez pour nous !

    Mère de miséricorde, priez pour nous ; obtenez-nous la vertu de miséricorde, c'est-à-dire la pitié du cœur. II n'y a que le cœur pur qui soit capable de pitié. La miséricorde ne serait pas dans le monde sans votre cœur immaculé. Obtenez-nous la pureté de cœur poussée jusqu'à l'amour dans la pitié.

    Mère de miséricorde, quand vous tenez entre vos bras l'Enfant divin qui porte le monde surmonté de sa croix, vous regardez ce globe surchargé de douleurs, et vous dites : « Voici mon Fils qui essuiera les larmes de tous les yeux. »

    Jésus regarde aussi ce globe, et, dit le saint Évangile, il voit les peuples couchés dans les ténèbres et l'ombre de la mort, abattus, foulés aux pieds, et dispersés comme des brebis sans pasteur. Il voit et il embrasse toutes ces douleurs d'un seul regard, et il dit : « Je donnerai ma vie pour eux ; » et la Mère de miséricorde ajoute : « Je donnerai mon Fils pour eux. » « Je suis venu apporter un feu sur la terre, dit le Sauveur, et combien désiré-je qu'il s'allume ! » Ce feu est-il autre chose, ô Jésus, que le feu représenté par la piété catholique sur ces images où l'on voit le cœur de Marie, percé d'un glaive, appuyé au cœur de Jésus, couronné d'épines, et des deux cœurs sortent des flammes ? Ces flammes sont les flammes de l'amour ; ce sont les flammes de la pitié, de la pitié portée jusqu'à l'amour et jusqu'au besoin du martyre, à la vue des souffrances du monde.

    Mais nous, n'aurons-nous donc jamais une seule étincelle de ce feu ? La pitié cordiale, intelligente, agissante, efficace, enflammée, poussée jusqu'à l'oubli de soi, dévouée jusqu'à la mort et jusqu'au sang, cette céleste miséricorde, ô mon Dieu, sera-t-elle une vertu inconnue à tous les cœurs autres que ces deux cœurs ? Par le progrès de votre connaissance et de votre imitation, ô Marie, Mère de miséricorde, ce feu ne s'étendra-t-il pas pour consoler la terre ?

    O Marie, donnez à nos yeux, à notre esprit, à notre cœur, ce regard de Jésus sur le monde. Habituez-nous à regarder ce globe surmonté de la croix et porté par Jésus enfant dans les bras de sa Mère. Faites qu'au lieu d'arrêter nos regards dans la sphère de nos intérêts, dans les limites de nos personnes, nous apprenions à les étendre au monde entier. Ce monde est-il trop grand pour votre cœur, ô hommes, ce monde que Jésus, votre frère, homme aussi, porte d'une main ; ce monde que vos frères en Adam, les héros de la terre, ont trouvé trop petit pour leur gloire ? Voici que notre science est sur le point de couvrir notre terre d'un réseau électrique dans lequel tous les points du globe se toucheront, et par lequel deux hommes, d'un pôle à l'autre, se parleront comme s'ils se tenaient par la main ! Et vous croyez que, quand ces forces inférieures, que récèlent et transmettent les métaux, embrassent ainsi le monde entier, la force des cœurs, la force sainte que récèle et transmet l'âme humaine, sera moins étendue, et ne saura jamais embrasser toute la terre !

    Il y a sur la terre un peuple dont les chefs, en tout temps, regardent le globe entier. Ils l'étudient et le méditent ; ils cherchent ce qu'on y peut prendre et quels sont les plus courts chemins qui peuvent lui tout amener. Et quand un point du monde a été découvert, qui recèle une richesse quelconque, ils y sont, et ils épuisent ce point du monde pour grossir le trésor central où ils ont attaché leur cœur. O mon Dieu, n'y aura-t-il pas d'autres contemplateurs du globe, soit au sein de ce peuple même, soit ailleurs, qui sauront aussi l'étudier, le méditer, pour connaître ce qu'il y faut porter, pour savoir ce qui manque à chaque peuple, à chaque homme, s'il se peut, et par quelle voie et quel chemin on peut porter à tous la lumière et la vie ?

    Voici, Mère de miséricorde, ce globe devant mes yeux. Dirigez mon regard, montrez-moi ce qu'il y faut voir ; apprenez-moi, je vous prie, à méditer le monde.

    Et d'abord je vois ce qu'a vu le Sauveur, les hommes couchés dans les ténèbres et l'ombre de la mort. Ces ténèbres enveloppent les trois quarts du globe : les peuples chrétiens ne forment que la cinquième partie de la population totale de notre terre. Et pourtant les peuples chrétiens sont les maîtres du monde. Leurs sciences, leurs arts, les miracles de leurs découvertes, la discipline de leurs démarches, la vigueur de leurs sociétés leur donnent la force de changer la face du monde quand ils voudront. Ils n'ont plus qu'à vouloir. En attendant, le reste du genre humain se décompose dans des vices sans nom, dans les douleurs, les abaissements, les dénûments, les épouvantables misères, les inexprimables horreurs de la vie barbare et sauvage. Le meurtre perpétuel des nouveau-nés, l'esclavage de la femme, l'universelle impudicité sans nul frein, l'ivresse jusqu'à l'empoisonnement des races, la paresse jusqu'à la mort, et la rage animale qui déchire, la rage et la faim réunies pour pousser l'homme à dévorer la chair de l'homme, tels sont les traits saillants de ce tableau.

    Si je regarde maintenant les peuples chrétiens, ce qui m'étonne d'abord, c'est de les voir assister à l'effrayant spectacle du monde souffrant sans s'émouvoir assez, et sans chercher, comme le dit la sainte Écriture, à ordonner le monde entier dans la justice et l'équité. Mais c'est qu'eux-mêmes, ô mon Dieu, sont bien loin d'être dans votre lumière pleine.

    La lumière descend bien sur eux, mais où sont ceux qui la reçoivent ? Le peu qu'ils en reçoivent par le dehors les rend maîtres et guides du genre humain ; mais que ces guides eux-mêmes sont aveugles ! Ils appliquent surtout la lumière au bien de leur corps, à la domination physique du globe, et développent la face extérieure de la science, les arts qui domptent la matière. Leurs faibles vertus relatives sont surtout des vertus terrestres ; ce ne sont pas des vertus éternelles ; et la lumière surnaturelle, la vôtre, ô Jésus-Christ, cette lumière éternelle qui doit guérir la nature humaine et l'élever plus haut, a déjà guéri quelques plaies, mais n'a pas grandement élevé l'ensemble qui lui résiste trop encore. Même parmi ceux qui se croient vôtres, ô Jesus-Christ, chacun dispose surtout de son peu de lumière et de vertu pour son bien propre. On ne sort pas de soi pour vous servir ; on ne regarde que sa sphère étroite ; on ne voit pas le monde, et sa misère, et votre croix. La vertu de miséricorde, la pitié amoureuse ne s'enflamme pas dans les cœurs renfermés. On voit d'un œil trop sec, autour de soi, les misères de l'âme et du corps. Loin de penser, par amour pour les hommes et par amour pour vous, à vous soumettre le monde entier, qui pense à vous soumettre seulement sa ville ou sa maison ?

    Loin de chercher sur tous les points du globe ce qui manque à chacun, on ne se tourmente point à guérir les souffrances qui importunent les yeux. On oublie que la loi ancienne avait dit : « Tu ne souffriras pas, ô Israël, qu'il y ait dans ton sein un seul mendiant ni un seul indigent. » Ou bien, si l'on y pense, on croit que Dieu l'a dit aux Juifs, mais ne l'a pas dit aux chrétiens.

    Ce froid des cœurs, qui ne savent point concevoir les flammes venant du cœur de Jésus-Christ et du cœur de la Vierge, est la cause des retards du monde. O Mère de miséricorde, quand parviendrez-vous donc à échauffer ces cœurs, ces cœurs dans lesquels la flamme veut venir, mais ne vient pas ; ces cœurs les plus rapprochés du vôtre, après le cœur des Saints, ces cœurs les plus coupables de tous peut-être, parce qu'ils sont l'obstacle à l'effusion de la vie, et séparent le ciel, qui se donne, de la terre, qui voudrait recevoir ?

    Je ne vois presque, dans le spectacle du globe, que ces deux traits ; le reste est comme indifférent : il y a la masse du genre humain plongée dans les ténèbres, et il y a, au milieu de cette masse, le peuple chrétien, éclairé d'une lumière imparfaitement reçue. Quand la lumière augmentera jusqu'à la flamme, comme dans le cœur du Christ et de Marie, le feu que Jésus-Christ est venu apporter à la terre fera le tour du monde en un instant.

    Mère de miséricorde, je veux changer mon cœur. Si je ne puis changer le monde, je tâcherai du moins de me changer moi-même. Pour que la flamme s'allume en moi je regarderai souvent, avec Jésus et vous, la face du genre humain, sur ce globe surmonté de la croix.

    Quand je prierai, ce sera en présence de Jésus, de sa Mère, et du globe qu'ils regardent et portent.

    Très-décidé à ne plus croire que rien d'humain me puisse être étranger, je saurai qu'il y a une science historique nécessaire au chrétien : c'est celle qui s'enquiert de l'état actuel du globe. Je bénirai la Providence de ce que déjà cette science peut arriver au moindre enfant du peuple par l'œuvre simple et admirable de la Propagation de la Foi. J'étudierai cette science pour la répandre, et je m'efforcerai d'acquérir, de transmettre et de faire enseigner aux enfants la science du genre humain souffrant, et souffrant sous nos yeux, avant celle de la curieuse antiquité.

    De tout mon cœur et de toutes mes forces je propagerai la pitié, et j'invoquerai chaque jour votre nom, Mère de miséricorde ; je chercherai à le rendre glorieux. Je tiendrai mon cœur pur, afin que la flamme s'y allume, car la plus légère trace de feu terrestre éteint tout germe de flamme sacrée.

    Je chercherai à bien comprendre comment, s'il y avait jamais eu en vous trace de péché ou loyer de concupiscence, votre cœur ne serait pas, avec celui de Jésus-Christ, la source des flammes sacrées qui doivent tout purifier, et dont Jésus nous dit qu'il attend les progrès.

    Je m'unirai aussi de tout mon cœur à l'esprit de saint Vincent de Paul, esprit qui est en voie de nous ramener à la foi par la pitié.

    Je n'oublierai jamais cette saisissante leçon trop peu connue, renfermée dans la vie de saint Vincent de Paul, où l'on voit ce grand saint, tenté contre la foi pendant trois ans, vaincre cette tentation en se donnant aux pauvres, et revenir à la foi lumineuse en arrivant à cette pitié du cœur, à cette intelligence du pauvre, et à cette miséricorde amoureuse qui constitue son aimable et admirable esprit. En face de ce modèle encore si près de nous, si vivant parmi nous, je veux demander chaque jour, et demander à tous mes frères, à quoi sert le temps et la vie, si ce n'est à faire quelque bien ; à quoi sert la puissance, à quoi sert la richesse, si ce n'est à ouvrir les voies par où se répandent sur le monde la vérité et la pitié.

    Je m'efforcerai de comprendre ce qu'il y a d'insensibilité et d'inintelligence, de malice et de stupidité dans l'habitude où vivent les hommes de voir tant de ténèbres et de souffrances sans rien entreprendre de décisif ou de hardi pour la justice et pour la vérité ; devoir, sans être poussés à les suivre, Jésus-Christ, et les Saints, et les Apôtres, et quelques ouvriers de Dieu, marcher seuls, armés de la croix, pour combattre le mal et conquérir la terre à Dieu.

     

    XXIIe MÉDITATION. 

     
    Vierge prudente, priez pour nous !

    Vierge prudente, priez pour nous, et obtenez-nous la prudence qui connaît l'obstacle et l'évite.

    L'obstacle des âmes, ô Vierge prudente, vous l'avez toujours évité. Jamais vous ne l'avez laissé surgir en vous, jamais le moindre voile n'a été opposé, ni à l'entrée de la lumière de Dieu en vous, ni à la transmission de sa lumière au monde ; car vous avez reçu Dieu même, conou Dieu même par le cœur, par l'esprit, par le corps, et vous avez transmis au monde cette lumière incarnée.

    Si l'on avait la science de l'âme, on saurait quel est l'obstacle des âmes, comment toute âme le porte en elle, excepté l'âme immaculée de la Vierge prudente. On comprendrait comment il faut se conformer à ce modèle des âmes pour vaincre l'obstacle à tout progrès.

     

     

    Essayons d'en comprendre aujourd'hui quelque chose.

    Saint Bernardin de Sienne compare votre immaculé cœur, ô Vierge prudente, « au foyer d'un miroir ardent où se versent de tous côtés les rayons du soleil ; ce foyer les recueille, conçoit le feu, et enflamme tout ce qui l'approche. »

    On ne peut rien dire de plus beau pour faire connaître l'âme immaculée de Marie, sans tache et sans obstacle, concevant Dieu, répandant Dieu, et féconde par sa virginité.

    Car, si l'on se demande en quoi consiste la vertu de ces merveilleux miroirs qui conçoivent le soleil, en renferment et en manifestent l'ardeur, on sait qu'elle tient à ce qu'ils recueillent en un point unique, en leur centre simple, tous les rayons du soleil qui les frappent. D'autres miroirs reçoivent les mêmes rayons, mais ne savent pas les recueillir ; ils n'ont pas de foyer, pas de centre, pas de point simple où tout soit ramené.

    De sorte que votre prudence, ô Marie, cette prudence qui transfigure votre âme dans la lumière, consiste à ramener tous les rayons de la vie que Dieu donne à l'unité, à la simplicité, comme il est dit de la céleste Jérusalem, dont vous êtes la Reine et le centre, que c'est une ville où tout se ramène à l'unité.

    Et je ne m'étonne pas de la souveraine importance de cette simplicité et de cette unité dans la vie de l'âme, puisque j'entends le Christ lui-même distinguer par ce caractère le bien et le mal, la vie et la mort de l'âme. « Si votre œil est simple, dit-il, tout votre corps sera lumineux, et sa lumière éclatera pour vous illuminer ; mais, si votre œil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres » (Luc, XI, 34).

    Ces mystérieuses paroles nous donnent la loi du cœur humain, et nous enseignent qu'il lui suffit d'être simple et un pour concevoir la lumière et la répandre, et, au contraire, qu'il lui suffit de n'être pas simple pour être mauvais et n'engendrer que ténèbres.

    Mais comment est-ce que notre cœur peut perche sa simplicité ? Voici ce qu'enseignent les maîtres : « Malheur au cœur double ! » dit partout la sainte Écriture. C'est ainsi que s'exprime l'esprit de Dieu sur la duplicité de l'âme, et les plus profonds docteurs nous décrivent comme il suit la génération du péché. Il y a dans l'âme, disent-ils, des forces diverses, et il y en a deux principales : la force active, qui connaît et décide, et qui doit gouverner ; et la force passive, qui désire, et qui doit être gouvernée ; et ces forces doivent n'en faire qu'une.

    Il y a en quelque sorte dans l'âme l'homme et la femme, Adam et Eve ; et comme il est dit, de l'homme et de la femme, qu'ils sont deux en un, de même ces deux facultés d'une même âme doivent être deux en une.

    Il faut que l'âme soit simple, c'est-à-dire que ses forces demeurent dans l'unité, afin que tous les dons et tous les rayons de la vie se recueillent en ce simple foyer. Mais en est-il ainsi ? Non, certes, car toutes les âmes sont divisées, toutes sont en lutte. Dans toutes la force passive qui désire se sépare de la force active qui connaît et décide. Elle s'en sépare et souvent la divise elle-même, et elle entraîne ses décisions sans entraîner sa connaissance ; elle laisse la raison seule d'un côté, et emporte dans une même chute les désirs et la volonté. Mais croit-on que la partie inférieure de l'âme, le désir, ait pu se soustraire à l'obéissance de la partie supérieure de l'âme si celle-ci avait su se tenir à sa place ? Non, car sa place était en Dieu, et les forces de l'âme ne se divisent que parce qu'elles quittent Dieu.

    Si la partie inférieure de l'âme pèche et quitte Dieu par sensualité, la partie supérieure pèche aussi et quitte Dieu par orgueil. Si l'une s'abaisse dans ses désirs, l'autre s'élève dans ses présomptions. Aucune des deux ne reste au centre simple où l'âme pourrait concevoir Dieu. Le vrai centre de l'âme est vide, et, au lieu de ce centre simple, l'âme prend ce double cœur maudit par l'Évangile, cet œil mauvais et sans simplicité, qui rend ténébreuse l'âme entière.

    Le vrai centre de l'âme reste vide, et l'âme, au lieu de ce centre simple, prend deux foyers qui se divisent la vie. Dans l'un elle emporte le feu qui la consume, n'étant ni chaste ni lumineux ; dans l'autre elle prétend emporter la lumière, et n'en emporte qu'un vain reflet, assez pour nourrir l'orgueil de l'erreur. Puis, de l'affreux mariage du feu sombre et mauvais et de la lumière vaine, de l'orgueil et de la sensualité, ne naissent évidemment que les ténèbres et le péché.

    Ces deux foyers sont ce que la théologie nomme la concupiscence, source et suite du péché.

    Toutes les erreurs, toutes les douleurs, tous les fléaux et tous les maux coulent de cette source : c'est là l'obstacle des âmes.

    Voilà ce qu'enseignent les maîtres, appuyés sur la sainte Écriture. On voit dès lors, ô Vierge prudente, ce qu'est votre âme et ce qu'est la nôtre. On comprend qu'il n'est pas possible que l'âme de la Vierge très-pure et de la Mère de Dieu ait été divisée un seul instant et se soit corrompue en deux foyers, de manière à tourner la vie de Dieu en orgueil ou en sensualité. Un seul instant de cette affreuse rupture, c'est la perte de la virginité. S'il y avait jamais eu en Marie péché originel ou seulement foyer de la concupiscence, si Marie n'était pas radicalement immaculée, son âme n'était pas vierge, son innocence n'était plusqu'une innocence réparée comme la nôtre. Mais elle est au contraire la Vierge unique, et jamais il n'y eut en elle aucune trace ni de péché ni de foyer mauvais.

     

    Quant à nous, comprenons bien l'état de notre vie intérieure. Nulle de nos âmes n'est absolument simple ni absolument vierge. Toutes portent les deux foyers d'orgueil et de sensualité, mais plus ou moins développés, plus ou moins éloignés du centre. En toutes la matière du péché ne cesse de s'engendrer chaque jour et de fermenter sous l'influence même de la vie.

    Quelle est donc la ressource de l'âme ? C'est de combattre et de lutter toujours, pour revenir vers sa simplicité qui est sa perfection, ou du moins pour s'en rapprocher, ce qui serait, ô Vierge très-prudente, conformer notre âme à la vôtre, revenir à Dieu et à vous, à Dieu par vous.

    Les maîtres disent, et notamment saint Augustin, que nous portons en nous Adam et Eve, que l'un est notre foyer d'orgueil et l'autre le foyer de sensualité. Pourquoi ne dirions-nous pas aussi que nous portons en nous, au centre, au sanctuaire, la nouvelle Eve et le nouvel Adam, c'est-à-dire vous et votre Fils en un ? Et certes il doit en être ainsi dans les chrétiens qui reçoivent le corps de Jésus, son âme et sa divinité ; en recevant le Fils ils reçoivent aussi la sainte Mère. comme le disent les docteurs.

     

    Mais ces deux hôtes divins de notre âme traversent vite nos puissances inférieures et les cercles extérieurs de l'âme, et ils vont rapidement au centre où l'âme devrait se trouver recueillie ; ils y vont afin de nous y attirer et d'y ramener ces deux forces purifiées, l'une par l'humilité, l'autre par la chasteté.

    Ici est véritablement tout le mystère du progrès des âmes.

    O Marie, priez pour nous ! Que le mystère du progrès des âmes par le recueillement en vous et en votre Fils Jésus-Christ ; que les moyens du retour à la simplicité puissante, à la féconde virginité de l'âme, par l'humilité, la chasteté, soient enfin plus connus parmi les hommes, et que les biens immenses que ce retour verserait sur chaque âme et sur le monde entier deviennent visibles à tous les yeux.

     
     

    XXIIIe MÉDITATION.

     
    Porte du ciel, priez pour nous !

    Le mystère du progrès des âmes n'est pas encore assez connu. Le mystère de la Porte du ciel n'est pas encore assez dévoilé aux regards même des chrétiens, même des chrétiens pieux et savants. Tel est du moins l'avis de deux auteurs, grands l'un et l'autre par le génie ou la sainteté.

    Écoutons-les successivement. Le vénérable Grignon de Montfort, parlant des moyens d'arriver au vrai culte de la sainte Vierge, à sa conformité, afin de vivre en Dieu par elle, commence ainsi :

    « La pratique que je veux découvrir est un de ces secrets de grâce inconnu du plus grand nombre des chrétiens, même des dévots, pratiqué et goûté d'un bien plus petit nombre encore. »

     

    Et voici comment il parle de cette pratique. D'abord il établit qu'il s'agit de combattre et d'éteindre ces foyers de concupiscence, ce mauvais fond par qui nos meilleures actions sont ordinairement souillées et corrompues. « Même lorsque Dieu met dans le vaisseau de notre âme, gâtée par le péché originel et actuel, les grâces et rosées célestes, ou le vin délicieux de son amour, ses dons sont ordinairement gâtés et souillés par le mauvais levain et le mauvais fond que le péché a laissé chez nous ; nos actions, même les vertus les plus sublimes, s'en ressentent. »

    C'est ce dont il faut nous délivrer ; mais comment ? Ces foyers sont notre vie ; ils sont la vie de notre âme, telle que nous la faisons. C'est précisément, continue notre auteur, que le secret de la vie véritable, de la vie à venir, de la vie telle que Dieu veut la donner, c'est la mort à nous-même, cette mort nécessaire et féconde dont parle saint Paul lorsqu'il s'écrie : « Je meurs chaque jour ; » cette mort que demande Jésus-Christ quand il enseigne qu'il faut renoncer à soi-même, haïr sa vie. « Quiconque, dit le Sauveur, tient à la vie la perd, et qui consent à la perdre la trouve » (Luc, XVII, 33). N'est-ce pas visible ? Pour trouver cette vie véritable et parfaite que Dieu cherche à verser au centre de notre âme, en ce centre créé pour le concevoir, en ce centre où le Verbe incarné ne cesse de nous appeler, et d'où nous écartent sans cesse l'orgueil d'Adam et la sensualité d'Eve, double foyer d'orgueil et de concupiscence, il faut évidemment renoncer à cette vie double d'orgueil et de sensualité ; il faut mourir à cette vie habituelle pour trouver la vie inconnue. Mais encore, comment mourir ainsi ? Quel est le secret de cette pratique ? Le voici, selon ce vénérable auteur.

     

     

    Il faut un point d'appui pour mourir, pour passer d'une vie à une autre ; il faut, en quelque chose, s'appuyer déjà sur la seconde pour pouvoir quitter la première. Eh bien ! voici la source de la vie nouvelle : c'est la sainte Vierge et son Fils enfant au centre de votre âme, en ce centre où vous-même n'êtes pas. Vous, vous êtes et vous vivez dans ces foyers mauvais, à distance de ce point virginal qui est au centre, où Dieu veut être conçu par vous. Rentrez en vous. Venez au centre par le recueillement et le renoncement. Cédez à l'intime attraction de Dieu, par l'intercession de la sainte Mère de Dieu, et cet attrait rapprochera les foyers de votre âme vers le centre, les purifiera en les rapprochant, les rapprochera en les purifiant, et ramènera de jour en jour votre âme à la simplicité, à mesure qu'elle mourra chaque jour, comme saint Paul.

     

     

    Mais encore, le secret de cette mort, où est-il ? Comment faire pour mourir ainsi ?

    « Il consiste, dit notre pieux auteur, à se donner tout entier à la sainte Vierge pour être tout entier à Jésus-Christ par elle ; c'est-à-dire qu'il faut lui donner notre corps avec tous ses sens et ses membres ; notre âme avec toutes ses puissances ; nos biens extérieurs, présents et à venir ; nos biens intérieurs et spirituels, qui sont nos mérites, et nos vertus, et nos bonnes œuvres, passées, présentes et futures, et cela sans aucune réserve, et cela pour l'éternité.

     

     

    C'est là se consacrer et se sacrifier volontairement à Jésus-Christ par la sainte Vierge, par un acte qui n'est autre chose qu'une parfaite rénovation des vœux du baptême. Or le baptême, dit saint Paul, nous ensevelit dans la mort avec le Christ.

    Le renoncement complet est la mort volontaire que Dieu demande et dont Jésus a dit : « Celui qui ne renonce pas à soi-même, et ne porte pas sa croix, ne peut pas être mon disciple ; et ailleurs : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut pas être mon disciple; et ailleurs : Celui qui, comme un grain de froment mis en terre, ne meurt pas, celui-là demeure seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits, il devient un épi. »

    Ainsi ce grand secret qui peut nous faire passer à l'autre vie en ce recueillement où l'on conçoit Dieu, c'est le don de soi-même à Jésus-Christ, qui est au milieu de nous, par la Vierge, qui est au centre de notre âme.

    Mais les mêmes choses vont nous être expliquées autrement.

     

     

    Bossuet, parlant de ce secret qui nous fait parvenir à la Porte du ciel, c'est-à-dire à vous, ô Vierge sainte, la nomme une porte qui, tout ouverte quelle est par les Saints depuis les premiers siècles de l'Église, n'est peut-être pas encore assez connue des savants, et il prie Dieu , que, devenant tous aussi petits que des enfants, comme Jésus-Christ l'ordonne, nous puissions entrer une fois par cette porte, afin de pouvoir ensuite la montrer aux autres plus sûrement et plus efficacement. »

    Et quelle est cette porte, ou du moins quel est l'acte qui nous y mène, car la Porte du ciel est connue par son nom de tout chrétien ? C'est la sainte Vierge, Mère de Dieu ! Quel est cet acte qui nous mène à elle ? C'est, dit Bossuet, l'acte de véritable simplicité, ou l'acte d'abandon. « Cette vraie simplicité, dit-il, nous fait vivre dans une continuelle mort et dans un parfait détachement. On ne l'obtient que par une parfaite pureté de cœur, et par la vraie mortification et le mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s'humilier, et de mourir à soi, n'y aura jamais d'entrée ; et c'est aussi d'où vient qu'il yen a si peu qui s'y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses et on se prive de biens incompréhensibles. »

    Faute de vouloir se quitter soi-même on reste en effet dans le double foyer de concupiscence, avec l'orgueil d'Adam et les faux désirs d'Eve, et l'on n'arrive jamais au centre, à l'unité, à la simplicité , au point où est la Vierge qui conçoit Dieu.

    Ailleurs Bossuet s'écrie:

    « faites-moi trouver cet acte, ô mon Dieu, cet acte si étendu, si simple, qui vous livre tout ce que je suis, qui m'unisse à tout ce que vous êtes. O Jésus, je suis à vos pieds ; faites-le-moi trouver cet un nécessaire. Tu l'entends déjà, âme chrétienne ; Jésus te dit dans le cœur que cet acte est l'acte d'abandon, car cet acte livre tout l'homme a Dieu, son âme, son corps, tous » ses sentiments, tous ses désirs, tous ses membres, toutes ses veines avec tout le sang qu'elles renferment. Tout vous est abandonné, ô Jésus ! « faites-en tout ce que vous voudrez. »

     

     

    Or croit-on que l'ardente prière d'une âme qui se donne à Dieu tout entière par sa pleine volonté, qui s'offre elle-même, et tout ce qu'elle possède, à Dieu par Jésus-Christ, à Jésus-Christ par la Mère de Dieu, croit-on qu'une telle prière restera vaine, qu'une telle offrande ne sera pas reçue ? Et qui donc inspire ce désir, si ce n'est Dieu lui-même ? Et qui donc s'est donné à nous le premier, si ce n'est Dieu fait homme, Dieu porté dans les bras de sa Mère et venant au milieu du monde et au milieu de l'âme, où, depuis tant de jours, d'années, de siècles, il attend le monde et chaque âme ?

    Vous avez donc là un secret qui n'était pas assez connu, quoique l'Église ne cesse de l'annoncer, un secret certain pour passer de la terre au ciel et de la vie mauvaise et divisée à la vie simple et sainte. Vous avez le moyen d'ôter l'obstacle, de vaincre la duplicité du cœur, la division des forces humaines et la perversité de ce double foyer d'orgueil et de sensualité qui nous tient écartés de Dieu. Ce grand acte nous remet dans ce sanctuaire où les rayons de la face de Dieu viennent, comme au foyer d'un miroir ardent, allumer les saintes lumières et le feu sacré. pour se répandre sur le monde, du sein de cette âme devenue aussi mère de Dieu.

     

     

    Qu'est-ce que cet acte, sinon, comme le dit saint Jean, cet amour parfait, cette parfaite charité qui bannit la crainte ?

    Tout disparaît devant cet acte, qui renferme par conséquent toute la vertu de la contrition et celle du sacrement de Pénitence, dont elle emporte le vœu.

    Tel est le mystère du progrès des âmes.

    Pouvons-nous espérer, ô Vierge sainte, Porte du ciel, qu'un plus grand nombre d'âmes entreront dans cette voie du progrès, et pratiqueront ce qu'il faut certainement appeler la loi de la vie ? Peut-être que, si l'esprit la connaissait mieux, la volonté s'y soumettrait mieux. Peut-être que, si l'on connaissait la nature de la mort chrétienne et le fruit du renoncement complet en vous, eu Jésus-Christ ; si l'on savait que la lumière, la joie, la paix, la vie croissante, tous les dons de l'esprit de Dieu en sont les fruits ; si l'on savait que ce renoncement consiste à quitter la misère pour trouver l'infini ; si, pénétrant dans les profondeurs du mystère, on y voyait le nécessaire procédé de la vie, l'unique et merveilleux passage de l'âme à Dieu et de la vie du temps à la vie de l'éternité ; si l'on savait que les derniers mystères de la sagesse et de la science sont enfouis comme des trésors dans cette loi sainte et sa divine pratique ; si l'on savait que cette voie de la terre au ciel est très-courte, comme l'enseignent les Saints ; que le ciel, par ce côté, est bien près de la terre, et qu'il descend secrètement sur terre, dès cette vie, par cette porte que vous êtes, ô Marie, pour tous ceux qui la savent chercher ; peut-être, dis-je, un plus grand nombre d'hommes s'efforceraient de ce côté, et, attirant en eux le ciel, hâteraient la venue du royaume de Dieu, c'est-à-dire l'accomplissement de la volonté de Dieu en la terre comme au ciel.

     

     

     

     

    XXIVe MÉDITATION.

     
    Marie, notre Mère, priez pour nous !

    Marie, notre mère, mère des élus et mère des hommes, obtenez-nous d'entrer de plus en plus profondément dans le mystère de votre maternité à notre égard ; montrez-nous comment vous nous avez enfantés à la vie, et comment nous pouvons mériter d'être appelés et d'être en effet vos enfants.

    Il y a en Dieu, dans l'ordre de la Rédemption, deux degrés de paternité : celui par lequel il engendre de la sainte Vierge son Fils unique, réel et naturel, l'Homme-Dieu ; et celui par lequel il adopte les hommes en Jésus-Christ, comme frères et cohéritiers de Jésus.

    Ces deux degrés de fécondité se trouvent dans la sainte Vierge. Elle aussi est véritablement mère, par nature, du Fils unique de Dieu, de l'Homme-Dieu ; mais, en outre, elle est mère, par adoption, de tous les hommes et surtout de tous les élus.

    Comment et quand la Vierge Marie est-elle devenue Mère du Christ ? Nous le savons : c'est lorsque l'ange la salua et lui dit : « Le fruit de vos entrailles est béni. » En ce moment elle a conçu du Saint-Esprit le Fils unique de Dieu. Ne nous lassons pas de répéter que sa pureté radicale, absolument immaculée, est, du côté de l'homme, le principe de l'Incarnation. C'est, dit saint Chrysostome, parce que la Vierge avait un degré de chasteté supérieur à celui de toute nature humaine, c'est pour cela qu'elle a conçu dans ses entrailles le Seigneur Jésus-Christ. Il y a une corrélation admirable entre la maternité divine et la pureté immaculée.

    Mais quand donc et comment Marie est-elle devenue notre mère ? Marie a enfanté tous ses fils adoptifs au milieu des douleurs du Calvaire, au moment où Jésus lui dit, du haut de la croix : « Femme, voici votre fils, » et au moment où il dit à saint Jean : « Celle-ci est votre mère. » Tous les Pères de l'Église reconnaissent que ces mots adressés à saint Jean, s'adressent par le Christ à tous les élus. Et quant à cette suprême parole : «Femme, voici votre fils, » bien des théologiens affirment que c'est cette parole même qui fit naître de Dieu et de Marie, par adoption, mais par une adoption efficace et réelle, tous les élus. Saint Pierre Damiens va jusqu'à dire que le mot : « Femme, voici votre fils, » eut l'efficacité toute-puissante du mot qui consacre le pain et le vin, et qui en fait le corps et le sang de Jésus. Les hommes, fils de la terre, étaient le pain et le vin ; par ce mot : « Celui-ci est ton fils, » Jésus les consacre tous, et fait de ce pain et de ce vin sans valeur ses propres frères, les propres enfants de Marie ; ou plutôt il en a fait son propre corps mystique, son propre sang ; car, dit admirablement Origène, Jésus a dit : "Celui-ci est ton fils," et non pas : Celui-ci est aussi ton fils. Il a réellement voulu dire : Celui-ci, ce fils adoptif, est ce même Jésus que tu as engendré. Car les élus de Dieu, comme saint Paul, doivent pouvoir dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » C'est ainsi que Jésus nous a faits membres de son corps, nous a rendus participants de la nature divine, nous a rassemblés tous en un seul corps qui est le sien.

    Oui, en ce moment solennel il y a eu consécration des hommes, c'est-à-dire que les fils de la terre, les fils d'Adam sont devenus enfants de Dieu. En ce moment se prononçait au sein de l'histoire la parole souveraine qui a dit à l'humanité nouvelle, créée en Jésus-Christ et en Marie, la seconde Eve : "Croissez et multipliez."

    En ce moment l'action souveraine et plus que créatrice, qui non-seulement répare, mais qui encore élève la création de l'ordre naturel à l'ordre surnaturel ; qui fait comme sortir de soi la nature, afin de la porter dans l'infini de Dieu ; en ce moment l'éternelle action, l'éternel sacrifice, dont le sacrifice quotidien de l'autel est la continuation, a été consommé.

    De tous les points du temps c'est le plus solennel.

    En ce moment Dieu a donné son Fils unique pour le salut du monde. C'est l'instant même où s'accomplit le mot : « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique. » En ce moment aussi, la Vierge, volontairement unie au sacrifice, donnait plus que sa propre vie, et les Pères lui ont appliqué ce que Jésus a dit de Dieu : « Elle a tellement aimé le monde qu'elle a donné son Fils unique. » En ce moment Marie, unie au prêtre, qui est Jésus, et devenue prêtre avec lui, acceptait et offrait ses douleurs. Et ces douleurs sont celles de notre enfantement. Il est certain, dit un savant auteur, d'après saint Bernardin de Sienne, que Marie, par sa coopération amoureuse au mystère de la rédemption, nous a, sur le Calvaire, véritablement enfantés à la vie de la grâce ; que, dans l'ordre du salut, les douleurs de Marie, comme l'amour du Père éternel et les souffrances de son Fils, nous ont donné naissance à tous, et que dans ces précieux moments Marie est devenue rigoureusement notre mère, par l'immensité de son amour et la générosité de son martyre.

     

    Oui, pour le seconde fois la Vierge conçut alors sous le pouvoir de la parole de Dieu, au moment où Jésus prononçait ces mystérieuses paroles : « Femme, voici votre fils. » Marie tout à coup sentit ses entrailles s'émouvoir, son esprit tressaillir, et son cœur s'ouvrir, pour l'Église, à toutes les tendresses comme à tous les devoirs de la maternité. »

     

    Et de même que, pour la première naissance du Christ en sa chair, Dieu demanda le consentement de la nature humaine dans Marie, de même, pour cette seconde naissance du Verbe en ses élus, Dieu voulut encore le plein consentement de Marie. Elle est mère des élus, mère des hommes, parce qu'elle a voulu toutes les douleurs de ce cruel enfantement ; il lui a fallu sacrifier son Fils unique, afin qu'il ne fût plus unique, et que cette divine parole de Jésus fût accomplie : « Si le grain de froment, mis en terre, ne meurt pas, il reste seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits. » En acceptant et en voulant pleinement cette mort pour son Fils et pour elle, ce qui est, après le sacrifice de Jésus-Christ, le plus étonnant sacrifice qu'une âme humaine ait jamais fait, elle mérita de faire multiplier le grain de froment, et de réaliser ces autres paroles prophétiques : « Ton sein est une gerbe d'épis. » Et pour ce qui est de saint Jean, qui représente toute cette filiation nouvelle, il obtint le premier cet héritage, dit saint Cyrille, et devint fils de Dieu et de Marie, par la virginité et par sa proximité de la croix. Virginité, proximité de la croix, mort sur la croix, sacrifice, en un mot, voilà la cause de la filiation des hommes en Dieu. Quand donc les hommes et les chrétiens comprendront-ils la sainte et surnaturelle fécondité du sacrifice ? Quand verront-ils dans le sacrifice, dans la croix qui en est le signe, qui est le signe du chrétien, quand verra-t-on, je ne dis pas dans le sacrifice sanglant qui est la forme du sacrifice dans cette vallée de larmes, mais dans le sacrifice en son essence, la loi suprême et universelle de la vie, ou plutôt le mouvement même de la vie en Dieu et de la vie croissante en Dieu ? Comme on voit, dans un jour fécond de printemps, croître les plantes visiblement sous l'électricité qui descend d'en haut ; comme on voit leurs veines délicates se recueillir et se dilater tour à tour sous les élans de l'esprit de la nature qui les développe, et comme ces deux mouvements sont aussi nécessaires à leur croissance que les deux mouvements du cœur sont indispensables à la vie de nos corps ; comme il est vrai que rien ne peut être agrandi sans s'être recueilli, que rien ne peut être élevé sans avoir été humilié, et qu'on ne peut recevoir la vie, dit le Sauveur, sans avoir consenti à la perdre ; comme il est vrai qu'on ne peut entrer dans l'infini de Dieu qu'en sortant de soi-même et s'anéantissant sous l'infini de Dieu ; comme cette grande loi s'étend non-seulement à la vie et à la croissance des corps, non-seulement à la vie et à la croissance des âmes, mais à la vie logique de la pensée, espérons qu'un jour et bientôt, par Marie notre mère, en présence de Jésus en croix, l'idée du sacrifice pénétrera l'esprit humain, pour ouvrir à la science une ère nouvelle, et surtout pour ouvrir aux âmes, aux cœurs et aux courages des hommes une ère nouvelle de dévouement.

     

     

    O notre Mère ! ce sera là la grande merveille du progrès de votre imitation, qui est la condition et le commencement de l'imitation de Jésus. Votre connaissance et votre imitation, augmentées dans l'Église, augmenteront parmi les hommes ce qui les lie à vous, la virginité et la proximité de la croix. Et ces deux choses, qui ne sont qu'une, nous mériteront de plus en plus votre maternité et la fraternité de Jésus-Christ. Unis à vous sur le Calvaire, les hommes consentiront davantage à la mort. Éclairés sur la mort, ils quitteront cette servitude dont parle saint Paul, sous laquelle la crainte de mourir nous tient tous pendant toute la vie. Ils seront libres. Au lieu de marcher tout courbés et abattus dans leurs frayeurs, ils seront droits ; ils regarderont le ciel en effet, et se joueront des sacrifices qui glorifient Dieu et unissent les hommes. Ils seront frères en vous, ô notre Mère ! et en Jésus notre frère incréé. Ils seront membres d'un seul corps, et par le sacrifice ils s'uniront en un même pain, en un même vin, comme les grains broyés du froment et les grains de la vigne pressés ensemble. Ce pain, ce vin sera celui de la consécration, le pain sacré, le vin nouveau du royaume de Dieu. Là on saura que, la vie, c'est, de la part de l'homme, une offrande continue, un perpétuel sacrifice de soi-même, auquel répond, de la part de Dieu, un torrent de gloire éternelle. 

     

     

     

     

    XXVe MÉDITATION.

     
    Santé des infirmes, priez pour nous !

    Apprenez-nous donc, ô Marie, quels sont les biens incompréhensibles dont on se prive en refusant d'aller à vous par le renoncement complet, et quels sont les trésors de vie, de joie, de lumière, de bonheur, que les hommes pourraient attendre, dès cette vie, s'ils savaient mourir à eux-mêmes pour se donner à vous, et vous trouver, Porte du ciel.

    Et d'abord, pour commencer par ce qu'il y a de moindre, quelles bénédictions les hommes n'attireraient-ils pas sur leur corps s'ils vous servaient, ô vous qui êtes la santé des infirmes !

    Quelle est la principale prière que l'Église, ô Marie, adresse à Dieu par vous ? quelle est la prière qu'on peut appeler l'oraison de la Vierge ? La voici : « Donnez-nous, ô mon Dieu, à nous qui sommes vos serviteurs, la grâce de la santé dans l'âme et dans le corps, et par la très-glorieuse intercession de la bienheureuse Marie, toujours vierge, délivrez-nous de la tristesse présente, et donnez-nous l'éternelle joie. 

    Si l'on comprenait cette prière, et ce qu'est la santé venue de Dieu et donnée à Dieu ! Mais non. Les hommes négligent leur corps comme tout le reste. Ils n'ont pas même assez de vertu pour conserver leur corps, auquel cependant ils tiennent tant ! Ils vivent dans l'esclavage des passions qui les tuent ! Les hommes ne meurent point, ils se tuent ! Ils diminuent la vie humaine, la force humaine et la beauté humaine, et la transmettent toujours diminuée. Frappés par le péché présent d'innombrables plaies corporelles, de coups visiblement portés par leurs passions, les plus savants ne savent même pas reconnaître cette cause des maux du corps. On attribue à toutes les causes les souffrances et les maladies, excepté à la cause première et principale, et l'on cherche partout le remède, excepté à la source même de la vie.

    Ne viendra-t-il donc pas un temps, ô Santé des infirmes, où les malades sauront aller, par vous, à la source même de la vie, et où ceux qui possèdent la force sauront vous la donner, pour que vous la gardiez et la retrempiez dans sa source !

    Or, en parlant de ce secret du culte de Marie, qui consiste à se donner à Marie tout entier, que nous disent ceux qui nous enseignent cette touchante et puissante pratique ? Donnez-lui, disent-ils, donnez, à Celle qui est la santé des infirmes, votre corps avec tous ses sens et ses membres. Et Bossuet, en parlant de l'acte qui régénère tout l'homme, ne dit-il pas que : « Cet acte livre tout l'homme à Dieu, son âme, son corps, toutes ses pensées, tous ses sentiments, tous ses désirs, tous ses membres, toutes ses veines avec tout le sang qu'elles renferment, tous ses nerfs, jusqu'aux moindres linéaments, tous ses os et jusqu'à l'intérieur, jusqu'à Ia moelle ! »

    Que si cet acte offre en effet à Dieu tout le corps si pleinement, croit-on que Dieu ne l'acceptera pas pour le bénir et le retremper dans sa source ?

    Que ceux qui sont malades et languissants essayent, avec une foi pleine ? d'offrir aussi leur corps à Dieu par Marie, en récitant l'oraison de la Vierge ; qu'ils offrent leur corps sans réserve, pour la vie ou la mort, pour la souffrance ou la santé ; qu'ils l'offrent tout entier, dans le détail que Bossuet n'a pas craint d'en donner ; qu'ils recueillent en quelque sorte, par je ne sais quel effort de prière, tout ce détail de leur corps dans son centre, qui est le cœur, afin d'offrir à Dieu, à sa bénédiction et au souffle de son Saint Esprit, ce cœur physique, en même temps que le cœur de l'âme ; qu'ils cherchent, par un ardent élan, un instant d'unité de leur corps, de leur âme et de Dieu, qu'ils essayent cette offrande au moment du sacrifice du matin ! Je ne crois pas trop dire en affirmant qu'un très-grand nombre de malades, que rien n'aurait guéris, trouveront la santé dans cette offrande de tout leur corps à Dieu, par Celle qui est la Santé des infirmes.

    Pour ne pas parler des miracles et des grandes guérisons subites qui certes ne manquent pas sous nos yeux, quand donc ceux qui se croient savants commenceront-ils à compter l'âme parmi les forces qui agissent sur le corps ? Quand donc sauront-ils que, si l'âme, séparée de Dieu par le péché, est une force épuisée, isolée de la source des forces, unie à Dieu, c'est un courant puissant, un fleuve de vie, qui pénètre le corps entier jusqu'à ia moelle des os. Eh quoi! vous voyez de vos yeux que, pour dompter la terre inerte, l'espace et la distance, les plus grandes forces ne sont point la matière elle-même, ni le fer, ni l'airain, mais le feu et l'électricité, et vous ne comprenez pas encore que, pour maintenir dans la vie le corps vivant, la force principale c'est Dieu, c'est la prière, c'est l'âme !

    Que s'il en est ainsi dans l'ordre purement naturel des forces du corps, que sera-ce du chrétien nourri des sacrements de Dieu ? Que sera-ce du chrétien en qui vous venez, ô Marie, lorsque le Christ donne à nos corps son sang, sa chair et sa divinité ! Car, comme le disent les Saints, celui qui reçoit la chair du Christ reçoit aussi la vôtre, car la chair du Christ est la vôtre. Et si c'est vous qui avez donné cette chair vivifiante au Verbe incarné, n'étes-vous pas alors en effet la Santé des malades ? Quand le prêtre communie à la messe, quelle est la dernière prière avant la communion : « Que la réception de votre corps, ô Seigneur Jésus-Christ, que j'ose prendre malgré mon indignité, ne soit pas ma condamnation, mais que, par votre grâce, ce soit la force de mon âme et de mon corps, et le remède à tous mes maux. »

    Que ceux qui croient se demandent comment il est possible que cette chair vivifiante, entrant dans l'homme, ne guérisse pas plus souvent son corps en même temps que son âme, sinon parée que l'homme ne répond que trop rarement aux deux questions que le Christ adresse à ceux qu'il veut guérir : « Pouvez-vous croire, et voulez-vous être guéris ? » Ceux qui croient à la présence réelîe comprennent que, si la foi était plus vive, te chair du Christ opérerait bien plus souvent ce que Jésus disait à ses disciples. Allez, guérissez les malades et ressuscitez les « morts. »

    Oh ! si l'on connaissait la toute-puissante ressource que porte en lui l'homme qui reçoit le corps du Christ, l'homme en qui vient ce sang immaculé et vivifiant, qui est le vôtre, ô Marie, Mère de Dieu, en même temps que celui de Jésus ! Si l'on savait le mystère de régénération, de résurrection corporelle, qui s'opère en cet homme, par la Vierge qui conçoit Dieu, et par Dieu conçu en Marie et habitant le centre de cette âme ! Je ne l'oserais dire, si un autre ne me prévenait ; mais écoutons Bossuet sur cet admirable secret : « Si je vous dis, chrétiens, que Jésus sortant dit sépulcre est un gage de notre résurrection, je vous dirai une vérité qui n'est ignorée d'aucun fidèle. Mais si j'ajoute à cette doctrine que ce grand et divin ouvrage se commence dès à présent dans nos corps mortels, vous en serez peut-être surpris, et vous aurez peine à comprendre que, durant ce temps de corruption, Dieu avance déjà dans nos corps l'ouvrage de leur bienheureuse immortalité. Mais écoutez, terre et cendre, et réjouissez-vous en Notre Seigneur ! Pendant que ce corps mortel est accablé de langueurs et d'infirmités, Dieu jette déjà en lui les principes d'une consistance immuable ; pendant qu'il vieillit, Dieu le renouvelle ; pendant qu'il est tous les jours exposé en proie aux maladies les plus dangereuses et à une mort certaine, Dieu travaille par son Esprit-Saint à sa résurrection glorieuse.»

     

     

    N'est-ce pas là la pensée de saint Paul lorsqu'il prononce cette étonnante parole : « Glorifiez Dieu et portez Dieu dans votre corps ? »

    O pauvre malade qui souffrez, peut-être depuis de longues années, voilà votre ressource ! Au fond de votre être, dans les racines de votre corps et de votre âme, Dieu travaille par son Esprit-Saint à la résurrection de votre corps, il commence l'ouvrage de son immortalité bienheureuse ; il y jette dès à présent les principes d'une consistance immuable. Tout cet ouvrage s'opère en vous par la force et le sang de Celui qui est le second Adam, cause de la vie, comme l'ancien est cause de la mort.

     

     

    Pendant que l'œuvre du premier Adam, la maladie, la mort, se continue en vous, le second Adam vivifiant commence la sienne. La seconde Eve, mère de la vie, opère en vous ; dès à présent vivent dans votre corps ces principes d'une consistance immuable. C'est une ressource toute puissante pour vous guérir dès cette vie, si vous voulez être guéri, si vous pouvez croire, et si cette guérison du corps doit tourner au bien de votre âme ; sinon l'œuvre du premier Adam ira jusqu'à son terme. Mais sachez qu'au-dessous de cette chair qui meurt il y a des principes d'immortalité , il y a un nouvel homme dans votre sein, comme un germe en un sein maternel, et, au moment de votre mort apparente, le nouvel homme se déploiera pour vivre dans l'éternité.

    Qui sait si, un jour, par la croissance de la foi divine et universelle, par un plus grand amour de Dieu et de la Mère très-pure par qui Dieu veut entrer dans le monde, qui sait si cette Mère de la vie, cette Santé des infirmes, n'obtiendra pas de Dieu pour des générations nouvelles une vie plus pleine, une plus forte santé d'âme et de corps, et si l'on ne puisera pas dans la foi vive, dans la prière et dans les sacrements, dans l'onction sainte établie aussi pour le corps, la principale ressource de la vie ?

     

     

    Qui sait si ces forces divines, recueillies et conçues par les vertus que donne Marie : l'humilité, qui ramène la vie en son centre ; la chasteté, qui en contient, en élève, en transfigure les forces ; la charité, qui en renouvelle la source et en déploie les pures et vivifiantes ardeurs ; qui sait si toutes ces forces virginales n'amèneront pas cette époque du monde annoncé par une Sainte illustre, où il y aura une même science de l'âme et du corps, parce que les deux vivront en une  même vie ?

    O Marie, Santé des infirmes, priez donc pour vos serviteurs. Donnez-nous, ô Jésus, les vertus virginales ; par ces vertus guérissez nos maux, même ceux du corps ; délivrez-nous de la sombre tristesse du monde présent, et donnez-nous les prémices de la joie éternelle.

     

     

    Seigneur, je veux essayer maintenant de gouverner mon corps avec plus de sagesse que je n'ai fait jusqu'aujourd'hui. Je reconnais que j'ai pris le change. J'ai suivi la sensualité au lieu de la réprimer. Je n'ai pas introduit dans mon corps la loi du sacrifice, et il est arrivé pour la vie de mon corps ce que vous dites de la vie de l'âme : « Celui qui veut conserver sa vie la perd ; celui qui consent à la perdre la trouve. » Il eût suffi souvent du jeûne et de la prière pour dissiper les germes de maladies naissantes que j'ai laissés grandir en les alimentant. Plus j'ai soigné mon corps, plus il est devenu languissant, faible et rebelle. Plus je veux conserver la vie, plus elle se perd. L'égoïsme du corps est sa ruine. Le corps, livré à sa pente sensuelle, multiplie en lui ce qui n'est pas lui, se surchargeait la sainte Écriture, et accumule sur lui une vie lourde, que le texte sacré appelle une boue épaisse. » Si j'avais su renoncer à mon corps, le laisser souffrir pour un temps, j'en aurais conservé les forces. Je veux être plus sage. Je veux, de tout mon cœur, renoncer à ma vie et la mettre sans cesse en vos mains, ô Santé des infirmes, pour que vous la portiez à Dieu, qui est la source, qui seul la renouvelle, la régénère, la prépare à l'éternité. Je ne veux plus attirer à moi, pour moi, la vie de mon corps, ce qui la rend de plus en plus terrestre et temporelle ; mais je veux la livrer de plus en plus à Dieu, pour la rendre éternelle et céleste.

     

    XXVIe MÉDITATION.

     
    Siège de la Sagesse, priez pour nous !

    Que si vous bénissez tout l'homme, et même son corps, ô sainte et bien-aimée protectrice, que sera-ce de l'esprit humain, quand vos vertus viendront le contenir, le déployer dans la lumière ?

    L'humilité, la chasteté, la charité, quelles resources pour l'avenir de la lumière et de la science parmi les hommes ! O Siége de la Sagesse, priez pour nous, afin que, sortant de nos ténèbres, de nos querelles et de nos divisions, de nos fluctuations puériles et de nos ignorances barbares, nous arrivions à la lumière et à la paix, à la paix de la Sagesse et de la sience de Dieu.

    « Il faut savoir, dit un pieux et profond auteur, qu'il y a trois espèces de sciences : la première est purement humaine, la seconde est divine simplement, et la dernière est divine et humaine tout ensemble. La science purement humaine était celle des païens, qui n'étudiaient que dans un principe humain et par le seul effort de leur propre puissance. Ils n'étudiaient non plus que pour une fin naturelle, telle que la satisfaction de leur propre esprit, la vue de leur propre perfection, et enfin pour l'estime et les louanges humaines : il n'y a que trop de chrétiens qui étudient de la sorte.

    La science infuse et proprement divine est l'un des dons du Saint-Esprit. C'est celle que Dieu a donné autrefois aux apôtres et à quantité d'autres saints.

    La troisième est divine et humaine tout ensemble ; c'est proprement la vraie science des chrétiens et celle dont parle le sage, lorsqu'il dit : Dieu lui a donné la science des Saints et a complété ses travaux. Celle-ci n'est point donnée par infusion et sans travail ; elle participe de l'une et de l'autre. 

    La science que nous vous demandons d'obtenir pour nous, ô Marie, Siége de la Sagesse, vous qui avez donné au monde la Lumière éternelle, c'est proprement la vraie science des chrétiens ; c'est celle qui est conforme à votre Fils, à la fois Dieu est homme ; science qui vient de Dieu et de l'homme : de Dieu, inspirant l'homme par sa lumière et par sa grâce, et de l'homme, travaillant et priant, cherchant, creusant et méditant sous la lumière et sous l'inspiration de Dieu.

    Tous les grands docteurs de l'Église et les théologiens du premier ordre ont eu cette science, et quelquefois elle a été donnée à des femmes dans la solitude des couvents.

    Jamais peut-être on n'a écrit, sur le côté divin de la vraie science et les moyens pratiques de l'obtenir, de plus admirables paroles que celles d'une Sainte inspirée de Dieu. Écoutez cette magnifique exhortation à la lumière :

    Vous, mon peuple, peuple de religion sans fraude, qui avez posé dans vos cœurs le dessein de vaincre le monde et de porter le ciel en vous, ne vous détournez pas, soyez stables dans la voie de vision que vous avez choisie, et purifiez vos yeux, pour les pouvoir élever à la contemplation de la lumière où habite votre vie et votre rédemption. Ce qui purifie l'œil du cœur et le rend propre à s'élever à la véritable lumière, le voici : le mépris des soucis du siècle, la mortification du corps, la contrition du cœur, la pure et fréquente confession de tout mal, le bain des larmes ! Et lorsque toute impureté est expulsée, voici ce qui élève le regard : la méditation de l'admirable essence de Dieu et de sa chaste vérité ; la prière forte et pure, la joie en Dieu, l'ardent désir du ciel. Embrassez tout cela pour toujours, et avancez vers la lumière qui s'offre à vous comme à ses fils, et descend d'elle-même dans vos cœurs. Otez vos cœurs de vos propres poitrines et donnez-les à Celui qui vous parle, et il les remplira de splendeurs déifiques, et vous serez fils de lumière et anges de Dieu.

    Fils d'Adam, vous semblerait-il méprisable de devenir enfants de Dieu ? Pourquoi donc détournez-vous vos regards de la face de Celui qui donne aux hommes une telle puissance, vous surtout qui avez voulu demeurer pacifiques en ce monde et vivre sur la terre comme des anges ? Vous qui êtes des flambeaux ardents, que le Maître a placés sur la montagne pour éclairer les hommes par vos paroles et vos exemples, prenez garde que l'orgueil et la cupidité n'éteignent votre lumière. Fils de la paix, détournez vos oreilles des cris du monde, et faites silence pour écouter l'esprit qui parle en vous. »

    A ces très-saints efforts pour acquérir le côté divin de la science, ajoutez le travail sévère, persévérant, d'une vie entière ; l'étude patiente et comparée des mystères de la nature visible, des leçons de l'histoire, de la grande tradition de l'esprit humain, et surtout de la divine tradition de l'Église, et vous obtiendrez, vers l'automne de la vie, une science certainement supérieure à celle que le monde peut donner.

    Peut-être, ô Vierge lumineuse, ô Siége de la Sagesse, le genre humain, si les peuples chrétiens se donnent à vous par la pratique plus abondante de vos vertus, le genre humain, vers l'automne de l'histoire, obtiendra-t-il une science plus haute, plus pleine, plus étendue que celle qu'il a pu acquérir jusqu'ici.

     

     

    Beaucoup de saints ont eu la science purement divine ; beaucoup de païens ont eu un peu de science humaine. Les chrétiens, non sans une visible influence de la lumière et de la grâce du Christ, ont développé, d'une manière admirable, la science purement humaine. Mais la science à la fois divine et humaine, étendue à l'ensemble des vérités, n'est point encore développée. Elle a son germe dans la théologie des grands docteurs du premier ordre ; mais ce germe, plein de vie implicite, ne s'était pas, jusqu'à présent, assez nourri des sucs terrestres, des éléments du monde visible. Le temps vient où cet aliment inférieur de la science, mieux préparé, sera pénétrable à l'esprit, et peut-être sera dompté et pénétré par l'élément supérieur de la science. Où sont les esprits qui sauront concevoir à la fois cet ensemble divin et humain ? Qui aura le corps assez chaste pour tout porter, l'esprit assez vaste pour tout embrasser et assez humble pour tout recueillir ; le cœur assez ardent pour tout consacrer par l'amour ? O Marie, ceux-là seuls qui sauront vous servir, et à qui vous aurez obtenu vos vertus : l'humilité, la chasteté, la charité ; ceux-là seuls seront capables de la science divine et humaine, qui sera celle du siècle à venir, du royaume de Dieu sur la terre. Peut-être un jour l'enseignement se bornera-t-il moins au côté humain de la science, et à ces leçons littérales que l'on applique, par le dehors, au cerveau et à la mémoire de l'enfant.

     

     

    Peut-être Jésus enfant, qui attend parmi nous une autre éducation de son enfance, nous enseignera-t-il par vous à ouvrir la source sainte déposée dans l'âme de l'enfant ; peut-être, quand l'enfant nous interrogera sur ce qu'il entend dans son cœur, sur ces murmures mystérieux et profonds qui l'émeuvent et l'appellent, sur ces clartés lointaines qu'il croit apercevoir dans le cie de son âme ; peut-être ne nous bornerons-nous pas à lui dire, comme le grand-prêtre Hélie : « Ce n'est rien, dormez toujours ! » Peut-être saurons-nous à propos ouvrir les yeux, comme le fit enfin le grand-prêtre à l'égard de l'enfant Samuel, et dire aussi à cet enfant, qui ne connaissait pas encore la voix de Dieu en lui : « Allez, et, si l'on vous appelle encore, dites à Dieu : Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur vous écoute ! »

    O Marie, Reine et Mère des enfants, ne permettez pas que le monde et sa superficielle sagesse, son inintelligence et sa moquerie, éteignent dans l'âme des enfants le germe de la vraie science, la source de la sagesse divine, la lumière de l'inspiration. Mais plutôt que la voix des maîtres, animés d'un esprit de mère, puisé en vous, Mère des chrétiens, dise efficacement à ces âmes encore enveloppées, à ces intelligences en germe, les paroles que le Saint-Esprit leur adresse : « Écoutez-moi, germes divins ! développez-vous comme le rosier planté sur le bord des eaux ; donnez vos fleurs et vos parfums comme le lis ; poussez des branches de grâce, et apprenez à louer Dieu et à le bénir dans toutes ses œuvres. »

     

     

    Et peut-être, ô Marie, par vous, nous sera-til donné de savoir préparer l'enfance à l'acquisition future de la science et de la sagesse.

    Pour mon esprit comme pour mon corps, ô Dieu, j'ai pris le change. Loin de chercher la vie de mon esprit d'abord en vous, puis en mon âme, puis au dehors, j'ai fait l'inverse.

    Pour m'instruire je ne connais que les livres, comme pour rendre la force à mon corps je ne connais que l'aliment qui a de la masse et du poids. Je ne sais point assez ce que peut l'air, l'esprit de la nature, et encore moins ce que peut l'âme, et surtout la force de Dieu, venant à moi par la prière. De même je ne connais pour mon intelligence d'autre aliment que l'aliment visible que touchent mes mains et que dévorent mes yeux, les livres et la terre. Je ne sais pas interroger mon âme, moins encore sais-je interroger Dieu. Si je savais regarder dans mon âme et regarder en Dieu, sans cependant négliger les livres par qui me parlent les autres hommes, je comprendrais le sens des livres, je les lirais dans la lumière qui les dicta, plus encore que dans leurs pages mêmes, où j'épelle si laborieusement les mots et les syllabes, trace refroidie de la pensée qui vivait autrefois.

    Mais, ô mon Dieu, pourquoi ne sais-je pas lire dans mon âme et en vous ?

    Parce que l'âme doit être pure, humble, chaste et recueillie, pour être le miroir de Dieu. Car il est dit : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. »

    Si j'avais vos vertus, ô Marie, je lirais donc dans la lumière ; je puiserais la vie de mon esprit à la source la plus élevée.

    Je veux donc, ô Mère immaculée, vous donner mon esprit, comme je veux vous donner mon corps, afin que vous me rendiez tout entier à Dieu, esprit et corps.

     

     

    XXVIIe MÉDITATION.

    Mère aimable et Mère du pur amour, priez pour nous !

    Mère aimable et Mère du pur amour, priez pour nous ; obtenez-nous un cœur pour vous aimer, pour vous louer, pour vous remercier dignement des bienfaits que par vous Dieu répand sur le monde, et de ceux qu'il réserve aux derniers jours du genre humain sur terre.

    Oui, par le progrès de votre culte, de votre imitation, de votre connaissance et de votre amour, nous pouvons encore espérer pour ce monde d'admirables progrès et d'incompréhensibles biens. Mais un seul bien, un seul progrès les surpasse tous et les renferme tous, ô Mère du pur amour, et ce bien, c'est un progrès de cet amour que vous donnez. Que serait un progrès de la science parmi les hommes, sans un plus grand progrès de l'amour ?

    L'amour ! on abuse de ce mot, dit saint François de Sales, on l'avilit ! Il le faut maintenir, car il est d'une incomparable beauté. Si toute la loi et les Prophètes se réduisent à un seul précepte : « Aimer Dieu par-dessus toutes choses et son prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu ; » si saint Paul ne cesse de nous dire : « Celui qui aime remplit la loi ; la loi est accomplie dans un seul mot : Aimez votre prochain ; » si saint Augustin dit : « Aimez et faites tout ce que vous voulez ; » ou comprend que l'apôtre saint Jean, l'Apôtre de l'amour, l'aîné des fils adoptifs de Marie, ne répétât qu'un mot, dans les derniers temps de sa vie : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres, car c'est le précepte du Seigneur, et cela seul suffit. »

    Mais, ô Marie, Vierge sans tache et à jamais immaculée, et qui êtes pour cela tout aimable et Mère du pur amour, voyez si, au milieu de nos misères et de toutes nos laideurs, nous sommes dignes d'amour ou capables d'amour. Vous, parce que vous êtes immaculée, vous êtes toute belle. Si la tache du péché, si seulement le foyer du péché avait été en vous un seul instant, même dans le sein de votre mère, il y aurait en vous quelque trace de laideur. Il y aurait eu, dans votre âme, des luttes, non pas seulement contre le mal du dehors, mais contre le mal intérieur, et ces luttes auraient laissé des rides sur votre front. Or, dit la sainte Écriture, vous êtes toute belle, sans taches ni rides. Mais nous, nous voici tout couverts de taches et de laideurs. Oh ! si l'on comprenait que la laideur, c'est le péché ; que le destructeur de l'amour, c'est le péché !

     

     

    De ce que vous êtes toute-belle devant Dieu, et en vérité, ô Marie, Mère du pur amour, je conclus, par une conclusion certaine, que vous êtes à jamais immaculée, et que vous n'avez jamais péché, même en Adam. Et de ce que le dogme de l'Immaculée Conception se dégage de ses antiques racines, élève, grandit sa tige, et donne sa fleur incomparable et son fruit merveilleux , on peut croire que la terre deviendra plus belle, l'humanité plus belle, et les hommes à la fois plus capables et plus dignes d'amour.

     

     

    O Mère aimable et admirable, voyez, je vous prie, nos laideurs, et soyez touchée à cette vue.

    Voyez l'enfance sensuelle, la jeunesse corrompue, l'âge mûr éteint, la vieillesse desséchée avant le temps. Voyez la face du genre humain ou enflammée ou consumée par les passions, défigurée par les sept formes du péché et le cortége correspondant des maladies et des douleurs. Voyez ces regards éteints, ou brisés, ou honteux, s'ils ne sont pas bien plus affreux encore par l'arrogance, l'impudeur, la défiance et la méchanceté. Oh ! combien rarement rencontre-t-on, parmi les hommes, cette sérénité de regard, douce et forte, symbole de l'innocence ou réparée ou conservée ! Et quand est-ce donc qu'il est donné de rencontrer ce regard plein, divin, d'une âme qui regarde en Dieu, qui voit en Dieule monde la nature et les hommes ; ce regard qui, chargé de tous les rayons de la vie, de courage et de force, de bonté et de vérité, ressemble à l'âme quand l'âme ressemble à Dieu ? Mais est-ce donc que le Soleil divin ne verse pas tous ses rayons, toutes ses beautés sur toutes les âmes ? Il les verse ; mais nous éteignons tout. Nous ne laissons pas resplendir la face de Dieu sur notre face, comme Dieu le veut. O Mère immaculée, unique beauté parfaite, qui n'avez jamais étouffé un seul rayon de Dieu, et qui avez versé et continuez à verser la lumière éternelle sur le monde, priez pour nous ! Et s'il est vrai que nous ne sommes point aimables, parce que nous sommes laids, ô Mère du pur amour, oh ! du moins, rendez-nous aimants. Et, de fait, votre Fils ne nous a posé qu'une loi simple, celle d'aimer, et non d'être aimés. Et s'il s'agit d'aimer ce qui n'est pas aimable, ô Jésus et Marie, vous nous en donnez l'exemple en nous aimant, en aimant les derniers des hommes, les plus pauvres, les plus infirmes, les plus chargés de lèpre et de laideur ; et vous nous en donnez, en outre, le secret. Ce secret, c'est d'aimer en Dieu.

    Et qu'est-ce qu'aimer en Dieu, si ce n'est voir en Dieu les choses, et remonter à la beauté qu'elles ont en Dieu et que Dieu cherche à leur donner, et leur donnera dans la gloire ? Et n'est-il pas certain que ceux qui portent dans leur cœur quelques rayons de la lumière de Dieu, et dont les sens plus délicats montent plus facilement des corps aux âmes, des âmes à Dieu, n'est-il pas vrai que ces sortes de cœurs voient, à travers la face et le regard humain, le caractère des âmes, et les possibilités idéales de beauté qu'elles ont en Dieu ? N'cst-il pas vrai qu'alors ils aiment immensément ce qui peut devenir si beau, et tressaillent d'un saint enthousiasme s'ils voient dans la vie actuelle d'une âme l'effort libre et clairvoyant pour monter en effet vers son modèle en Dieu ?

     

     

    O Mère aimable et admirable, ô Mère du saint amour, oserons-nous tout dire !

    Je vois sur toute la terre, dans toute l'histoire, la religion de Jésus-Christ et les progrès de votre culte toujours suivis des progrès de l'amour, de l'amour dans tous les sens du mot. Et, certes, ce progrès part de bas, car nous voyons des peuples où les hommes mangent la chair des hommes, et où, dans la grossière ivresse des plus féroces passions, toute trace d'amour est effacée. Tel est l'état sauvage où vivent encore tant d'hommes.

     

     

    Chez les païens civilisés l'homme ne mange pas la chair de l'homme, mais il le tue pour son plaisir. Les peuples se repaissent publiquement du spectacle de la mort sanglante, et il est impossible de dire toute la bassesse et toute la perversité de leurs sens.

    Quant aux siècles chrétiens, ils varient selon leur pureté et leur fidélité à Dieu. Mais les peuples chrétiens, comparés aux peuples infidèles et sauvages, ne sont que douceur et amour.

    Cest là qu'est né l'amour tout cordial et intellectuel dont parle saint François de Sales. Là se sont manifestées parfois des traces de l'amour éternel qui unira les âmes en Dieu ; comme, par exemple, quand ce même saint François de Sales, l'apôtre de la douceur, aima cette âme dont il loue quelque part le vigoureux cœur. Il sut, par son amour, lui inspirer la sainte et surnaturelle fécondité des fondatrices ; et puis, lorsqu'il quitta la terre, il ne la laissa point ; ses yeux ne quittèrent point sa sœur chérie. Lorsqu'elle mourut, il vint à sa rencontre ; il fut l'ange que Dieu envoya pour recueillir cette âme et la porter au ciel. Eh bien ! ô Mère du pur amour, ce sont là les progrès que vous demande le cœur humain, ce cœur gémissant et malade, entre la privation de l'amour et la dépravation de l'amour. Le cœur humain, si plein de taches, est ce vieux vase dont parle l'Évangile, où l'on ne peut verser le vin de l'amour nouveau. Si l'on en verse, la liqueur se corrompt et fermente, le vase se brise, et le vin se répand. Si l'on n'en verse point, le vieux vase délaissé en vaut-il mieux ? Il se dessèche, il se contracte et il se brise à vide. Il faut donc que le cœur humain apprenne à se purifier en se donnant à vous, ô Vierge immaculée, pour redevenir digne et capable d'amour.

     

     

    Vous, vous êtes cet unique vaisseau parfaitement neuf, où le vin se conserve sans trace d'altération, parce que vous êtes immaculée dès le premier instant. Jamais il n'y a eu en vous le moindre mélange de vieux levain. Et c'est pourquoi vous êtes l'Épouse du Saint-Esprit et la Mère de l'amour éternel. O vous donc, Mère de l'amour immaculé, qui avez plus d'amour que toutes les créatures ensemble, obtenez-nous, pour nous ranimer, quelques gouttes de ce vin nouveau qui est l'amour nouveau qu'on boira dans le royaume des cieux. Élevez vos fils adoptifs comme vous avez élevé l'apôtre saint Jean, et apprenez-nous à aimer. Élevez votre famille entière, la sainte Église, étendue, s'il se peut, à toute l'humanité ; élevez-la aussi, comme saint Jean, afin que, de siècle en siècle et d'année en année, elle se recueille et se transfigure dans l'amour. Augmentez dans l'Église le culte déjà croissant du cœur sacré de Jésus-Christ. Apprenez-nous à unir nos cœurs à ce cœur par le vôtre ; et de même que les aliments nouveaux qui entrent dans le sang d'un homme entrent d'abord en lui par le côté du cœur qui ne donne pas la vie, mais la reçoit, de même, pour entrer dans le cœur de Jésus, pour être incorporés à son sang divin et à sa vie divine, apprenez-nous à entrer par vous, Porte du ciel, vous qui êtes l'autre côté du cœur de Jésus-Christ.

    0 mon Dieu, pourquoi donc ai-je tant aimé hors de vous, au lieu d'aimer en vous ? Comme mon corps et comme mon esprit, mon cœur a pris le change. Il aime pour lui, au lieu d'aimer pour vous. Il cherche l'amour au dehors, plutôt que dans l'âme et en vous.

    Au lieu de vous aimer, ce sont les créatures que j'aime. Au lieu d'aimer en vous les créatures, je les aime en elles-mêmes et dans la moindre partie de leur être. Je les aime selon leur vanité et point selon leur vérité. Je les aime dans ce qui passe, et non dans ce qui subsiste. Je n'ai pas l'amour intellectuel et cordial.

    Oh! si j'avais le saint amour qui vient de Dieu par vous, ô Mère immaculée, mon cœur ne serait plus ni vide, ni divisé. Il ne serait plus vide, parce que j'aimerais. Il ne serait plus divisé, parce que je n'aurais plus qu'un amour. Je vous aimerais d'abord, ô mon Dieu, puis j'aimerais en vous, d'un amour intellectuel et cordial, tout ce que j'aime.

    Tout amour se rattacherait à ma foi, à ma religion, à l'espérance de l'éternité.

    XXVIIIe MÉDITATION.

     
    Marie, notre demeure, priez pour nous !

    0 Jésus et Marie, nous ne pouvons quitter de sitôt, puisque nous y sommes venus, la douce méditation de votre cœur. Je dis votre cœur, ô Jésus et Marie, car vous n'avez qu'un cœur. Comme le corps humain n'a qu'un cœur en deux moitiés visibles, le royaume de Dieu n'a qu'un cœur, l'Église catholique n'a qu'un cœur.

    Ces pieuses médailles qui représentent les cœurs de Jésus et de Marie appuyés l'un sur l'autre, l'un couronné d'épines, l'autre percé de glaives, ne vont pas assez loin. Vos deux cœurs ne se touchent pas seulement, ils ne sont pas seulement appuyés l'un sur l'autre ; ils sont en un, autant au moins que les deux côtés du cœur de chaque homme. Pour bien comprendre à quel point ils sont un, il faut se rappeler ces admirables révélations adressées à plusieurs saints ou saintes, qui ont vu Jésus-Christ prendre leur cœur et le plonger dans le sien, de sorte qu'on ne voyait plus qu'un cœur, quoique les deux restassent distincts. Il faut se rappeler ce que rapporte saint Vincent de Paul, quand il atteste avoir vu l'âme de saint François de Sales, sous la forme d'un globe de feu, venir du ciel à la rencontre de l'âme de sainte Chantal ; puis cette sainte âme monter comme un second globe enflammé moindre que le premier, et s'élancer en lui de manière à ce qu'on ne vît plus qu'une seule flamme et un seul globe de feu.

    Sans doute ce beau globe, cette étoile double monta plus haut et alla au souverain Soleil, au grand centre d'amour, qui est le cœur du Christ et celui de sa Mère. Il y entra pour y trouver, avec son amie glorifiée, le lieu de son repos. Et n'est ce pas là la consommation des choses et le bien que tout cœur attend ? Hélas ! nous sommes aujourd'hui séparés, isolés, dispersés ! Les âmes, les cœurs créés de Dieu pour former une cité vivante, une vie unique, sont dispersés depuis la chute comme des feuilles d'automne, tombées de l'arbre et détachées du tronc. Ces feuilles mortes peuvent former un amas au pied de l'arbre, ou rouler dans un même tourbillon, sous le même vent ; mais, privées de la séve commune, elles cessent d'être une même chose, quoiqu'elles se touchent, et ne sont plus que des débris, quoique couchées ensemble.

    « Oh ! s'écriait saint Augustin, qui me ressaisira ? Qui me recueillera du milieu de cette dispersion ? Qui saura me rattacher au sein de notre mère commune, la cité sainte qui est le ciel ? O ma mère, qui me recueillera en toi ! »

    Et l'Église, parlant à la sainte Vierge au nom de tous les enfants de Dieu, s'écrie : « Sainte Mère de Dieu, nous tous nous habitons en vous, et en vous nous tressaillons de joie. » C'est donc à dire que les cœurs et les âmes doivent habiter dans l'âme et le cœur de la sainte Mère de Dieu, pénétrée et enveloppée du Verbe et de tous ses rayons, comme le corps du soleil est pénétré de lumière et de feu, et enveloppé de ses rayons.

     Oui, Seigneur, ceux qui aiment savent bien ce qu'est l'hospitalité intérieure de l'âme à l'âme. Par vous, qui êtes simple, ô mon Dieu, et en qui tout se touche, une âme peut habiter dans une autre âme ; et, même sur notre terre, les mères le savent, ou, du moins, si elles savaient voir autant qu'elles savent aimer, elles verraient qu'après avoir porté leur enfant dans leur sein elles portent son âme dans la leur, pendant toute son enfance et pendant sa jeunesse ; et la rupture du lien vivant de ces deux âmes parfois n'arrive jamais. Pour bien des mères, quand la rupture arrive, tout bonheur est perdu ; la vie, depuis ce jour jusqu'à leur dernier jour, n'est plus qu'une solitude. Quant à la Mère de Dieu, notre mère, son cœur est assez grand pour porter tous les hommes. Dès aujourd'hui son cœur a comme des veines et des artères qui s'étendent à tous les vivants. Oh ! que le lien ne se brise pour aucun ! mais, au contraire, qu'il s'étende à tous ceux qui dorment, qu'il se resserre pour tous, que tous finissent par entrer dans ce cœur du monde, uni au cœur de Dieu, qui est le ciel.

     

    On dit que nous avons au ciel visible une sorte d'image et de prophétie de ces choses, tracées dans les grandes lignes et les grandes lois de la création. Aujourd'hui les mondes et les soleils sont dispersés, dans l'immense étendue, comme la poussière ; mais, disent quelques hommes de génie, la dispersion des mondes ne subsistera pas. Il y a un centre universel qui attire tout, et où toute la matière créée finira par se réunir. La terre et les planètes, qui voguent dans l'espace, et qui tournent depuis mille et mille ans autour de leur étincelant soleil, comme un vaisseau qui tournerait autour d'une île de lumière et de feu, tous ces mondes à la fin se réuniront au soleil, et le soleil lui-même, gravitant vers quelque plus grand centre s'y confondra.

    Les forces qui maintiennent les astres dans leur course étant, à l'heure voulue de Dieu, ébranlées, comme s'exprime l'Évangile, les étoiles tomberont du ciel pour aller se confondre en un seul paradis, au centre de l'univers, au pied du trône de Dieu, aux pieds de Celle qu'enveloppe l'éternel Soleil et qui est couronnée d'étoiles.

     

     

    Là, comme le dit saint Thomas d'Aquin, d'après saint Pierre et Isaïe, les mondes seront renouvelés par le feu ; là se formera ce lieu dont Notre-Seigneur a dit : « Je vais vous préparer le lieu,» cette bergerie unique dont il parle ailleurs, afin, dit-il, que là où je serai tous ceux qui m'aiment y soient aussi. »

    Là sera ce nouveau ciel et cette nouvelle terre qu'annonce le Prince des apôtres, à la suite des prophètes ; monde éternel où la justice habitera, où il n'y aura plus ni cris, ni pleurs, ni mal, ni mort, parce que Dieu même y essuiera les larmes de tous les yeux, parce que, tous les cœurs n'étant plus qu'un entre eux et avec Dieu, tout sera dans l'éternel amour, dans l'éternelle et immuable perfection.

    Oh ! quand serons-nous réunis dans ce monde, où il n'y aura plus ni mal, ni mort ; où Dieu effacera les larmes de tous les yeux, où nous serons tous ensemble avec Dieu !...

     

     

    Ici nous sommes tous dispersés. Les membres de la famille humaine sont jetés à de telles distances dans le temps et l'espace que la plupart ne se verront jamais. Parmi tous ceux qui vivent avec moi sur la terre, combien peu d'hommes ai je regardés une fois ? Et ceux que je regarde passent sous mes yeux pour ne plus reparaître. Je les rencontre sur mon chemin, je les salue, et ce salut n'est autre chose qu'un adieu pour toujours. Ainsi passent en même temps dans la vie les fils d'Adam, sans se parler, sans se connaître. Et ceux qui se connaissent, qui se parlent, et croient vivre ensemble, sont encore plus séparés par l'esprit et par la volonté que ne le sont les hommes qui ne se parlent ni ne se voient. Oh ! ce n'est pas là la patrie ! Ce n'est pas là la maison du Père de famille. Ce n'est pas là l'asile où ceux qui aiment seront unis entre eux et avec Dieu. Ce n'est pas là le sein de notre Mère céleste où nous devons nous recueillir. Marchons donc et passons pour aller au lieu du repos. Mais marchons vers le but ; que le cœur ne prenne pas le change, et n'aille pas en sens contraire du but. Un seul amour dirige l'homme voyageur vers la patrie, vers le lieu de l'éternel amour : c'est celui qui aime tout en Dieu, et qui se donne à l'immaculée Mère, pour être incessamment relevé, consacré, versé en Dieu.

     

     

     

     

    XXIXe MÉDITATION.

     
    Marie, notre espérance, priez pour nous !

    Oh ! que l'on est loin de comprendre ces mots du Salve, Regina : « Notre vie, notre joie, a notre espérance, salut ! » Qui sait tout le sens de ce mot : Marie notre espérance ? Puissions-nous aujourd'hui, avec la grâce de Dieu, le méditer assez pour en entrevoir la lumière !

    Qu'est-ce que l'espérance ? Que veut dire ce beau mot ? En quoi consiste cette puissante vertu ?

    Les hommes croient le savoir, car ils ne vivent que d'espérance. Nul n'est dans le présent, chacun s'incline vers l'avenir, où il attend de meilleurs jours.

    Nous ne vivons jamais, nous espérons vivre ; et saint Paul nous l'apprend : « Toute créature gémit, car elle attend. » Mais combien y a-t-il sur la terre d'espérances vaines et toujours trompées ! Tantôt j'espère ce que je n'aurai pas ; tantôt j'espère ce qui ne m'apportera nul bonheur. J'espère donc trop ? Il faut donc vivre sans espérances ? Oh ! si les hommes savaient qu'ils ne se bercent de vains rêves que parce qu'ils espèrent trop peu ! Ils espèrent mollement, et ils n'espèrent qu'un trop petit bonheur. Espérez grandement, absolument. Espérez l'ensemble parfait de tous les biens possibles, et vous ne serez plus trompés. L'espérance pleine et absolue est infaillible.

    Oh ! si l'on croyait bien cela ! Si l'on savait qu'en vérité l'espérance absolue est infaillible, c'est-à-dire que l'ensemble parfait de tous les biens possibles est une réalité présente, et que l'homme, quel qu'il soit, peut et doit posséder ce bonheur plein et souverain !

    Oui, mon Dieu, créateur du monde et sanctificateur des créatures intelligentes et libres, vous avez voulu qu'il en fût ainsi. Vous avez voulu qu'outre vous-même, qui êtes le bonheur infini et la perfection absolue, il existât des êtres capables de partager votre bonheur et votre perfection. Vous les avez créés et vous les avez appelés à ce partage divin ; et, comme il fallait pour cela créer des êtres libres, qui seuls pouvaient partager votre bonheur et votre perfection, et comme les êtres libres pouvaient pécher, et se couvrir de taches, et se rendre mille fois indignes du terme de l'espérance, vous avez préparé des ressources d'une puissance infinie pour réparer le mal, pour rendre la vie aux êtres mille fois morts, pour relever des créatures mille fois déchues. Pour cela vous avez opéré, ô Dieu, un merveilleux ouvrage. Par votre Incarnation, ou à cause d'elle, vous avez fait qu'au milieu des esprits créés, qui pouvaient devenir tous coupables, il y eût un couple pur et régénérateur des âmes humaines, l'âme de l'Homme-Dieu, l'âme de la Mère de Dieu immaculée ; l'une dont on ne peut parler tant elle est Dieu, l'autre dont on peut dire qu'elle eut, sans perdre la liberté, le plus haut degré de pureté concevable après Dieu. De telle sorte qu'au-dessous de vous, ô Dieu, perfection infinie, incréée, au-dessous de vous, ô Christ, adorable et divine perfection, il y a au sommet ou au centre de l'humanité un être que l'on peut appeler la perfection relative et créée. D'où il suit, ô mon Dieu, que, dans l'ordre de la perfection, tout ce qui est concevable existe. Il n'y a point de lacune. Non-seulement tout ce que l'homme peut concevoir de perfection et de bonheur, de bonheur infini et de perfection incréée, tout ce qu'il peut concevoir de perfection créée et de bonheur possible pour l'être créé ; non-seulement cet ensemble parfait de tous les biens possibles existe actuellement ; mais encore celui qui conçoit ces choses doit concevoir en même temps que tout cela peut être à lui et que la possession lui en est proposée. En sorte que l'homme ne peut rien concevoir de trop beau, ni rien de trop heureux ; et l'espérance des hommes ne pèche que par défaut.

    Mais cela même ne montre pas assez tout le mystère, toute la beauté, toute la grandeur de l'espérance chrétienne. L'espérance chrétienne est plus encore que tout cela. Si la foi, dit saint Paul, est déjà la substance des choses que l'on espère, que sera l'espérance ? Car l'espérance, moindre que la charité seule, est plus grande que la foi. L'espérance ne sera-t-elle pas aussi la substance des biens à venir ? Quel est, en effet, le principe de la foi, de l'espérance et de la charité, vertus divines versées dans l'âme par Dieu lui seul ? Ce principe, dans l'âme, c'est la grâce ; et qu'est-ce que la grâce, sinon un commencement de participation à la nature divine, un commencement de la possession de Dieu ? Et qu'est-ce qu'un commencement de possession de Dieu, sinon le commencement de la vie éternelle, du bonheur souverain ? De sorte que l'espérance chrétienne possède déjà ce qu'elle espère. Elle en tient le principe, la substance, le commencement, le germe, disent les docteurs, appuyés sur la sainte Ecriture.

     

     

    Nous sommes participants du Christ, dit saint Paul, si nous maintenons fermement en nous le commencement de sa substance jusqu'à la fin. Oui, Jésus-Christ est dans son sanctuaire, et ce sanctuaire c'est nous-mêmes, si toutefois nous maintenons fermement en nous la glorieuse espérance jusqu'à la fin. C'est ce commencement et cette substance de la vie de Jésus dans l'homme dont saint Jean dit : « La semence divine demeure en lui. »

     

     

    Mais comment, à travers tant de peines, de faiblesses, de péchés, maintenir en nous la glorieuse espérance jusqu'à la fin ? O notre espérance, aidez-nous à le bien comprendre. Montrez-nous, ô sainte Mère de Dieu, ô Reine immaculée, comment vous êtes la Mère de l'espérance sainte, comment vous êtes la Provocatrice, la Protectrice, l'Appui de l'espérance.

    Deux belles paroles de saint Ambroise et de saint Anselme nous mettent sur la voie. Oh que l'âme de Marie, dit saint Ambroise, soit en chacun de nous pour glorifier Dieu ; que l'esprit de Marie soit en chacun de nous pour tressaillir en Dieu. 

    Oui, elle nous porte tous dans ses entrailles, dit saint Anselme, comme une vraie mère.

    Nous demeurons tous en vous, pleins de joie, ô sainte Mère de Dieu, dit l'Église catholique.

     

    Mais il nous faudrait croire ces choses ; il nous faudrait savoir que, si les corps sont impénétrables, les âmes ne le sont pas.

    Il y a une pénétration mutuelle des âmes possible entre tous les humains. En ce sens l'esprit de cette Mère peut pénétrer dans l'âme de ses enfants, et toutes les âmes de ses enfants peuvent être en elle, et sont en elle.

    C'est par cette admirable union de nos âmes à la vôtre, ô Mère, que vous pouvez provoquer, maintenir et diriger en nous l'espérance sainte : la provoquer, en nous disant, lorsque Dieu nous appelle par sa grâce, combien ce qu'il nous offre vaut mieux que ce que nous cherchons ; la régler, en nous avertissant sans cesse lorsqu'après avoir choisi Dieu nous le cherchons où il n'est pas ; la maintenir fermement en nous jusqu'à la fin, lorsque l'âme fatiguée, dans cette vie, de ses fautes toujours renaissantes, est tentée d'oublier la perfection, de renoncer à la sainteté. C'est alors, ô Mère, que vous parlez à l'âme de votre enfant en lui disant : Courage ! courage ! la victoire est encore possible ; la sainteté vous est toujours offerte, la perfection toujours présente. Bien plus, ô Mère aimée, c'est alors que parfois vous montrez, dans une douce lumière intérieure, je ne sais quel admirable objet qui est à la fois et notre âme elle-même, et l'idée que Dieu a de notre âme, et le degré de perfection où il la veut élever, et vos vertus fondamentales un moment supposées dans cette âme, et en même temps quelque chose de votre ravissante beauté, ceux de vos traits enfin par où chacun de nous peut ressembler à sa céleste Mère.

     

     

    Oui, pour nous rendre courage et nous relever vers le ciel, vous nous montrez alors notre flme pour un moment transfigurée dans la vôtre et en Dieu ; vous nous montrez notre beauté possible et notre gloire, qui nous attend, si nous savons persévérer. Qui n'a cru voir parfois son âme dans la lumière, dans la paix, dans la vie, dans la beauté qui vient de la sagesse ? Je sais bien que l'enfer peut nous montrer aussi de faux portraits de l'âme, assez flattés dans leur maligne et coupable beauté pour enivrer l'orgueil, assez difformes pour exciter l'horreur et le dégoût de quiconque aurait entrevu la beauté sainte. Ces illusions, ces images perverses donnent un moment d'orgueil démesuré, suivi d'une prompte et profonde prostration. Mais vous, ô Mère, quand vous nous laissez voir notre âme transfigurée dans l'auréole que Dieu vous donne, vous ne nous imprimez au cœur, par ce spectacle, et ne nous laissez emporter qu'un amoureux souvenir du ciel, une claire et humble connaissance de notre laideur terrestre, et une divine magnanimité prête à tout vaincre pour effacer nos taches et reconquérir notre gloire. C'est ainsi, Mère des âmes, que vous ranimez l'espérance et que vous êtes notre espérance. Mais nous ne le comprenons pas encore assez. Je suis la Mère du pur amour et de l'espérance sainte, dit l'Écriture en parlant de vous. En moi est toute l'espérance de la vie et de la vertu ; et le texte sacré ajoute : « Celui qui se nourrit de moi sentira croître sa faim, et celui que j'abreuve sentira la soif s'augmenter. » Rapprochons ces paroles de ces mots du Sauveur : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ; » et ces autres mots : « Celui qui se nourrit de moi n'aura plus faim, et celui qui boira de l'eau que je donne sera désaltéré pour la vie éternelle. »

     

    Ces paroles prises ensemble nous découvrent quelque chose des mystères de la communion. Nulle créature ne vit que par quelque communion à Dieu ; mais nulle âme n'a la vie éternelle que par la communion réelle à la divinité, à l'âme, au corps de Jésus-Christ. Or il y a comme une communion préparatoire qui donne la faim céleste, et il y a la communion elle-même qui donne le ciel ; et l'âme grandit par l'accroissement de la faim, suivie de l'aliment sacré qui donne la vie de plus en plus abondamment, selon la parole du Seigneur. Et l'accroissement de la faim n'est autre chose que cette dilatation du cœur que Dieu demande sans cesse à ceux qui l'aiment, en leur disant : « Dilatez votre cœur et je le remplirai. »

    Dieu demande donc toujours que le cœur se dilate dans la vie déjà reçue, pour que la vie revienne toujours plus abondante ; Dieu donne un nouvel accroissement dans la vie quand un nouvel élan de la faim le demande. Mais alors on comprend à la fois ces deux paroles de la sainte Écriture : « Celui qui se nourrit de moi a faim encore ; » et cette autre : « Qui se nourrit de moi n'aura plus faim. » C'est que l'éternel aliment de la vie est double : l'un augmente la faim et la soif de la vie, l'autre apaise toute soif et toute faim ; l'un agrandit le cœur, et l'autre le remplit toujours ; et le premier est la sagesse créée, qui a dit : « Celui qui se nourrit de moi a faim encore ; » l'autre, la Sagesse incréée, qui a dit : « Celui qui se nourrit de moi n'aura plus faim. »

     

     

    Donc, ô sainte Mère de Dieu, c'est vous qui nous donnez, je veux dire qui nous transmettez la faim céleste. C'est vous qui, suivie par nous dans votre humilité et votre pureté , êtes la préparation humaine à la communion substantielle de Dieu. La réception de Dieu est notre vie et notre bien ; et vous, par votre humilité et votre pureté, vous êtes la faim et la soif de Dieu. Vous êtes donc, en effet, l'espérance du bien et de la vie. Et si la vie chrétienne est tout entière dans la communion bien reçue, si la communion bien reçue est tout entière dans la préparation, vous qui êtes la préparation, que n'êtes-vous pas dans l'œuvre du salut ? Je comprends maintenant cette parole pieuse, que celui qui vous aime, ô Marie, « ne peut périr. » C'est vous qui dilatez les âmes et qui agrandissez les cœurs dans la faim et la soif de Dieu ; c'est vous dont la prière et dont l'imitation nous obtiennent ces élans vers la vie et ces dilatations en Dieu qui appellent Dieu et qui agrandissent Dieu en nous, et qui sont l'espérance de la vie, le progrès de la vie. C'est donc bien vous, ô Mère, qui êtes vraiment notre espérance.

     

    Quand nous sommes unis à votre âme et à votre esprit, quand la parole de saint Ambroise se réalise : « Que l'âme de Marie soit en ses serviteurs pour y agrandir Dieu ; que l'esprit de Marie soit dans ses serviteurs pour tressaillir en Dieu, l'âme unie à cette âme si grande, à cet esprit qui monte si haut, conçoit la vraie grandeur, sent sa petitesse et sa bassesse, et entre dans l'humilité. Au moment où elle goûte la grandeur, elle voit, elle sent toutes les grandeurs possibles, les perfections infinies de la gloire, et, dans cette vue, ce qu'elle a déjà n'est plus rien ; elle a faim, elle veut la vie plus abondante ; elle est humble, elle se voit petite, et demande à grandir ; et, comme saint Paul, oubliant ce qui est passé, elle s'étend tout entière vers ce qui la devance, pour s'élancer à la rencontre de la vie ; et cela même est l'espérance, l'espérance sainte et la divine magnanimité qui s'écrie : Mon urne agrandit Dieu, et mon esprit s'élance en Dieu. Ceci est l'éternel cantique qui sort et sortira toujours du cœur de Celle qui est le progrès et l'espérance.

     

     

    Heureuse l'âme qui entend en elle ce cantique ; qui entend, au delà de sa grandeur actuelle et au-dessous de sa profondeur, une voix, la voix de l'espérance, qui l'appelle à de plus mystérieuses profondeurs par l'accroissement de l'humilité, et à de plus magnifiques grandeurs par la dilatation sous le regard de Dieu, lequel exalte tout ce qui se recueille.

    O Mère de l'espérance, en qui se trouve toute espérance, provoquez donc, réglez et augmentez sans cesse en moi cette belle et sainte vertu. Ne permettez pas que jamais je me repose dans mes misères et que je désespère de la vertu. Ne permettez pas que jamais je me repose dans mes vertus, même les plus saintes, et que je les trouve assez grandes. Montrez-les moi toujours petites, et donnez-moi toujours un cœur et un esprit pleins d'espérance de choses plus élevées.

    Que si Dieu même est en moi par sa grâce, ô sainte Mère, montrez-moi donc toujours combien son temple, que je suis, est trop étroit ; et quand j'aurai dilaté le temple, montrez-moi qu'il n'est pas assez grand. Obtenez-moi toujours une faim nouvelle pour recevoir toujours une vie nouvelle, pour agrandir toujours ce cœur où Dieu même veut grandir en moi, comme le Sauveur grandissait en vous. Montrez-moi quelquefois mon âme transfigurée en vous, belle de votre auréole, afin de me tirer de la tristesse où me plonge ma lutte contre le mal, et me rendre toujours l'espérance que le péché cherche à m'ôter. Donnez-moi cette vigueur d'espérance que saint Paul nomme gloire d'espérance, qui, possédant une fois la grâce de Dieu, ne craint plus rien, et se délivre de la tristesse présente, parce qu'elle sait et sent que l'ensemble parfait de tous les biens possibles existe en Dieu, existe dans ce ciel de Dieu, qui est la Mère de Jésus et la nôtre ; que ces biens sont à nous, qu'ils sont en nous, et que rien ne nous peut les ravir dans toute l'éternité.

     

     

     

     

    XXXe MÉDITATION.

    Agneau de Dieu, qui effacez les pèches du monde, ayez pitié de nous !

    O Jésus, maintenant, dites à votre Mère bien aimée de vouloir bien nous pardonner si nous avons tant parlé d'elle, et d'elle plus que de vous. Elle, la plus humble des créatures ; elle, qui semble avoir défendu aux évangélistes de la louer et de la glorifier dans l'Évangile, et qui a dit à son fils saint Jean d'omettre le Magnificat et de rapporter, au contraire, la surprenante parole sortie de votre bouche : « Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi ? » elle, qui ne cherche qu'à s'anéantir devant vous, parce qu'elle sait qu'étant créature elle n'est rien devant vous, son Dieu, son Créateur, cette humble mère, de quel œil doit-elle voir les éloges et la gloire que lui prodigue de plus en plus la piété catholique ? O Jésus, vous le savez ; vous savez ce qu'elle fait de la gloire dont vous voulez qu'elle soit comblée. A mesure que sa gloire graudit, elle vous répète votre parole, et, comme pour vous adresser un doux reproche de ce que vous relevez si haut, elle vous dit : « Qu'y a-t-il entre vous et moi ? Qu'y a-t-il entre vous et moi, à mon Fils ? Qui suis-je, et qui êtes-vous ? Vous êtes tout, et je ne suis rien. Ce n'est pas moi qui vis, mais c'est vous qui vivez en moi. Vous êtes la grâce dont je suis pleine ; mon immaculée pureté, c'est la vôtre ; la gloire qui me revêt, c'est vous. Je suis la femme revêtue du soleil, et ce Soleil de gloire, c'est vous, ô mon Fils et mon Dieu ! Ce n'est pas moi que glorifient les hommes, c'est vous ; c'est vous que la sainte Église glorifie de plus en plus en me louant, ô mon Sauveur ! Je vous transmets cette gloire sans en rien réserver ; car qu'y a-t-il entre vous et moi, vous qui êtes tout, et moi qui, en face de vous, ne suis point ?» O Jésus, Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, qui donc avons-nous glorifié en glofiant votre sainte Mère, si ce n'est vous ? Qui donc a fait cette immaculée pureté ? Qui donc a effacé d'avance le péché de la Reine du monde ? Qui donc a destiné la seconde mère des hommes, leur vraie mère, à la gloire d'écraser le serpent ? Qui donc lui en a donné le pouvoir ?

    C'est vous seul, ô Jésus, c'est vous, qui effacez les péchés du monde, et qui en outre produisez cette merveille de préserver du péché à venir. C'est vous qui avez racheté d'avance du péché la Reine du monde, pour produire le chef d'œuvre d'une créature parfaite, immaculée dans son origine, immaculée dans toute sa vie et dans l'éternité.

    O Jésus, permettez-nous aujourd'hui de méditer ce mystère en votre présence, ou plutôt dites-nous vous-même comment vous effacez les péchés du monde, comment le principe et le chef-d'œuvre de ce divin travail est votre Mère immaculée. Dites-nous sur ce mystère quelques-unes de ces paroles qui sont esprit et vie.

    Jésus. Au commencement, à mon fils, moi le Verbe étemel, j'ai dit, avec le Père et l'Esprit Saint : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; et, comme un mot de ta bouche, ô mon fils, est entendu autour de toi par mille et mille de tes semblables, ce mot de notre bouche a été entendu de tous les êtres destinés à la vie, de toutes les âmes à qui j'ai ordonné de l'entendre, et toutes celles qui l'ont entendu ont vécu.

     

     

    Et pour toi, ô mon fils, comme pour chaque âme, cette parole est la vie que je te donne et que je t"offre incessamment. Aujourd'hui même, en ce moment, je dis ce mot pour toi, et, si tu vis, si tu penses, si tu aimes, c'est que tu ne cesses de l'entendre. Si je me taisais, tu cesserais d'être. Mais, dans cette parole simple de ma bouche, tu peux et dois en entendre deux. Tu entends celle qui te fait homme, et tu es libre d'entendre celle qui veut te faire enfant de Dieu. Tu entends celle qui te donne la vie naturelle, et tu devrais entendre celle qui efface tes péchés et te donne la vie de la grâce. Et ce que je dis, je le dis toujours. Je ne parle pas, comme toi, par intervalles ; mes paroles ne sont pas à chaque instant finies, comme sont les tiennes. Mes paroles sont durables, immuables, éternelles, et je ne cesse pas plus de prononcer sur toi la parole qui te crée et qui te régénère, qui te donne ou qui t'offre la double vie de la nature et de la sainteté, que mon soleil ne cesse d'illuminer et d'échauffer les mondes qui roulent autour de lui.

     

     

    Mais, ô mon fils, nous n'avons pas voulu que notre grande parole, créatrice et sanctificatrice, pût n'avoir pas un seul instant tout son effet. Nous l'avons rendue vraie pleinement, et, quand nous avons dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, » non seulement l'homme fut, mais il fut en effet notre image et notre ressemblance.

    Il y eut la sainte créature qui est l'image sans tache et la ressemblance sans défaut de l'éternel Modèle. Il y eut, dans ce sens où je suis, « l'Agneau immolé depuis le commencement du monde ; » il y eut cette humanité principale et parfaite que mes Prophètes, dans la sainte Écriture, ont appelée Sagesse créée ; c'est ce couple sans tache, la nouvelle Eve et le nouvel Adam, qui fut et reste l'image immaculée du Père, du Verbe et de l'Esprit. C'est ma sainte Mère, et, avant tout, mon humanité.

     

     

    L'âme. O Seigneur, je comprends une partie de ce que vous me montrez. Je comprends que votre divine parole, qui fait l'homme à votre image et à votre ressemblance, lui donne la vie et lui offre la sainteté. Me faire à votre image, c'est me faire homme ; me faire à votre ressemblance, c'est me remplir de grâce, me sanctifier, effacer mes péchés. Votre double parole ne cesse de retentir, c'est-à-dire que vous ne cessez de donner la vie et d'offrir la grâce. Vous ne cessez de repousser la mort et d'effacer les péchés du monde. Et comme il vous convient que votre parole ait toujours un sens plein, parfait et immuable, vous avez, par un miracle de votre toute puissance et de votre amour, créé une humanité sainte, immaculée, qui fût et demeurât votre parfaite image et votre ressemblance sans défaut. Mais, Seigneur, parlez-nous encore.

    Jésus. O mon fils, il y a deux mondes, qui sont le ciel et la terre. J'efface les péchés des deux mondes. Je préserve éternellement et immuablement le ciel de tout péché, et pour ce qui est de la terre, lieu du péché, j'en efface le péché par mon sang, afin de la ramener au ciel.

    L'âme. Mais comment cela peut-il se faire, O Seigneur ?

    Jésus. O mon fils, ma parole créatrice et sanctificatrice, qui, dans sa source, en moi, est éternelle et simple, cette parole, dans le terme où elle aboutit, qui est ton âme, est nombreuse, successive, comme la vie dans son cours ou comme la lumière dans ses flots. Mais apprends que chacun de ces flots, comme les battements de ton cœur, comme les vibrations de ta voix et comme les ondes de la lumière, est double, et se compose d'un élan de la source et d'un retour ou d'une réponse du terme où va l'élan. Il faut que chaque émission de ma voix, qui crée et cherche à sanctifier la créature, soit écoutée et reçoive une réponse. Mais, ô mon fils, où est la créature qui me donne toujours la réponse ? Est-ce toi ?

    L'âme. O Seigneur, que me demandez-vous ? Vous me demandez si j'ai toujours suivi toute ma raison, toute ma conscience ; si j'ai toujours suivi toutes les lumières que vous m'avez données, tous les amours que vous avez cherché à m'inspirer, et si j'ai toujours répondu à ces torrents d'inspirations qui se versent sur moi chaque jour, comme la lumière, comme l'air à chaque soulèvement de ma poitrine, comme le sang qui renouvelle ma vie à chaque battement de mon cœur ! Hélas ! ô Dieu qui me donnez la vie, qui me parlez, qui m'inspirez la vérité, qui m'inspirez la perfection, la sainteté ; vous à qui je devrais répondre sans cesse par l'amour et l'intelligence, est-ce que je ne vis pas toujours sans vous répondre et sans vous écouter ? Quand est-ce, ô mon Maître et mon Dieu, que je vous ai répondu décidément et pleinement une fois ?

    Jésus. Eh bien ! mon fils, voilà le péché ! Renfermé dans ton âme étroite, languissante, qui ne sait pas venir à moi et sortir de soi, tu t'es fait la funeste habitude d'entendre peu et de répondre moins encore ; et tes réponses, qui pourraient, à chaque mouvement de ta vie, te sanctifier et te donner le ciel, je les attends parfois pendant de longues années, parfois pendant une vie entière, et pendant ces années ton âme demeure dans le sommeil ou dans la mort. Et cette mort du péché, je l'efface dans une seule réponse à ma voix. Comprends-le bien ; je ne cesse de te dire : 0 âme, je te crée à notre image et à notre ressemblance. Puis j'attends ta réponse. Chaque omission et chaque contradiction est un péché. Mais si, après quarante années d'attente, de silence, de sommeil et de mort, tu me réponds une fois, alors tous tes péchés sont effacés.

    Si je te donne tant de jours, tant d'heures et tant de battements de cœur, ô mon fils, c'est pour qu'une fois tu me répondes décidement : « Oui, mon Dieu ! et que tu sois régénéré par cette réponse que je provoque. J'ai dirigé la vie de bien des hommes pendant un siècle et plus, pour que leur âme, au bout d'un siècle, vînt à m'entendre et à répondre une fois. Ainsi attend, dans la patience, l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde.

    L'âme. O Seigneur, prolongez donc la vie de tous les hommes jusqu'à ce qu'ils vous répondent une fois.

    Jésus. Mon fils, plus ils vivent, plus ils se plongent dans l'habitude de ne plus rien entendre ; tu le sais bien. L'enfant me répond mieux que le vieillard, et c'est pourquoi je reprends et moissonne comme des fleurs les âmes innocentes des enfants. Et il vient un degré d'endurcissement où l'âme très-certainement n'entendra plus. Alors il ne me reste plus qu'à prononcer le jugement.

    Mais tu ne peux comprendre l'étendue et la multitude des moyens par lesquels je cherche à réveiller les âmes et à recevoir leur réponse.

    L'âme. O Seigneur, apprenez-moi ce que j'en puis comprendre.

    Jésus. O mon fils, je me mêle à l'âme tout entière ; j'y suis partout, toujours ; j'assiste à toutes ses infidélités, et, pour que chaque péché ne la tue pas, ne la plonge pas dans la mort éternelle, je la soutiens en quelque sorte dans ses crimes, et j'en efface tout ce que mon infinie puissance peut effacer.

    Mais tu ne peux encore m'entendre. Sache-le bien, le péché est un mal infini ; car il sépare l'âme de son Dieu, du principe de sa vie, pour toujours. Par le péché il y a un abîme entre l'âme et son Dieu ; l'âme ne le peut franchir pas plus qu'elle ne se peut créer. Par le péché l'âme mérite la mort éternelle ; elle est morte pour l'éternité.

    Mais ce qui est impossible à l'âme est possible à son Créateur : je puis franchir l'abîme quoiqu'il soit infini ; je puis passer du côté de l'âme.

    Sans doute je suis toujours présent partout, mais, n'étant plus dans l'âme de manière à y être entendu, il faut dire que je n'y suis plus. Elle ne peut plus jamais ni voir Dieu, ni l'entendre ; je ne suis plus pour elle ; j'en suis comme séparé par l'infini de ma divinité. Mais, je te le dis encore, je passe l'abîme, et je vais du côté de cette âme en me faisant homme comme elle et en prenant tous ses péchés.

    Alors il lui devient possible de m'entendre. Quand je lui dis, d'une voix humaine en même temps que divine : « Tu es ma ressemblance et mon image, elle peut répondre, et ses péchés sont effacés. Et ici mon Église t'enseigne l'histoire de mon travail et des inventions innombrables de ma sagesse pour effacer les péchés du monde.

    Ce plan était conçu de toute éternité, et, tandis qu'il est simple à mes yeux, pour ta raison il a deux faces. Tu vois mon but, qui est d'effacer tes péchés et de te relever vers la vie éternelle. Mais dans mon éternelle sagesse l'existence de l'Homme-Dieu était elle-même le but, comme l'ont compris et enseigné quelques-uns de mes Saints. Quand le Père, le Verbe et l'Esprit ont dit et disent : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, ils ont voulu et veulent de toute éternité donner à cette divine parole un sens plein, éternel, infini. Elle est vraie, d'une vérité pleine, parfaite, éternelle, infinie, dans l'homme-Dieu,en moi seul, Jésus ton Sauveur. Et en même temps, cette âme parfaite, mon âme qui m'est unie de manière à ce qu'elle est ma personne, cette âme incessamment immaculée était le moyen par lequel je voulais rentrer dans le monde en m'unissant à l'homme et y descendre pour le sauver.

     

     

    Mais le Père, le Fils et l'Esprit ont voulu encore que l'Homme-Dieu, Fils de Dieu, naquît cependant comme les hommes et eût une mère. Et comme nous avons voulu que la grande parole créatrice du genre humain eût un sens parfait, infini dans l'Homme-Dieu, qu'elle eût aussi un sens parfait, complet, quoique fini, dans la créature même, il entrait dans le plan éternel de mon œuvre qu'une autre âme que la mienne, — ce devait être alors celle de la Mère de Dieu, — fût parfaite, fût l'image sans tache et la ressemblance sans défaut du Père, du Fils et de l'Esprit. Et cette âme est le second but de mon œuvre. Le premier est l'Homme-Dieu, le sens parfait et infini de notre parole créatrice ; le second est la Mère de Dieu, le sens parfait, quoique fini, de cette parole. Toute ma sagesse est renfermée dans ce double chef-d'œuvre, dans ce chef-d'œuvre digne de moi : œuvre telle qu'on n'en peut concevoir de plus grande, puisque d'un côté elle est Dieu, et de l'autre la perfection créée, la plus haute perfection concevable après Dieu.

    Comprends maintenant, ô mon fils, ce qu'est une âme immaculée. C'est une âme qui, dans ce côté de sa vie, qui dépend d'elle aussi, en même temps que de moi, a toujours pleinement répondu à chaque impulsion de ma voix. Et ces impulsions, plus rapides que celles de la lumière, ont toujours trouvé l'âme attentive et prête à obéir. Jamais une fois il n'y a eu refus, négligence ou silence. Puis, dans ce côté de la vie qui est dans l'homme sans l'homme, dans cet abîme où ne pénètre ni la raison, ni la volonté libre, jamais la conséquence ou l'impulsion du péché satanique n'a imprimé, directement ou indirectement, ni tache, ni ride, ni défaut, ni mouvement mauvais. Jamais le plus léger mouvement venu du mal n'a été subi ni transmis par cette âme, même involontairement. Et cela importait, ô mon fils ; car le plus léger mouvement venant du mal a ses conséquences éternelles, et entre dans la composition de l'infernale lumière et dans la force et la vitesse des épouvantables torrents du feu maudit. J'efface dans l'âme qui me répond ces mouvements et ces péchés ; mais il demeure éternellement vrai que cette âme a péché, soit par elle-même, soit originellement, et qu'elle n'est point immaculée ; elle n'a point la plus haute perfection après Dieu. Il n'y a que deux âmes, deux âmes toujours immaculées, l'âme de l'Homme-Dieu et l'âme de la Mère de Dieu, qui aient cette perfection.

     

     

    Enfin le troisième but de mon œuvre et de notre parole créatrice, ce sont tous ces saints et ces justes que j'ai tirés de la mort en me faisant entendre d'eux par mon incarnation et par ma voix ; ces âmes auxquelles s'applique cette éternelle parole : « Le temps vient où ceux qui sont dans le sépulcre entendront la voix du Fils de l'homme, et ceux qui l'entendront vivront. »

    Il y avait dans le péché de ces âmes une chute sans fin et un mal infini. Mon sacrifice, mon sang, qui est d'une valeur infinie, comble l'abîme. Puis, cette vertu qui efface le péché, je l'applique à ces hommes déchus et morts à la vie éternelle, comme Elisée appliqua sa vie à l'enfant, pour le ressusciter. Le prophète mit ses mains sur les petites mains de l'enfant, et son corps sur le corps de l'enfant, et sa bouche sur la bouche de l'enfant, et lui inspira son haleine. J'en fais autant et plus. Je mêle mon sang et ma chair à leur chair, à leur sang. Mon sang coule dans leurs veines, et tout mon corps s'applique à tout leur corps jusque dans ses derniers replis. Mon esprit d'homme s'applique, se mêle à leur esprit, et mon âme à leur âme ; et, pendant que mon âme parle à leur âme et mon esprit au leur, et que mon sang va dans leurs veines, moi, Verbe éternel, j'attire ce tout à moi, faisant incessamment monter, pour eux et avec eux, vers moi et vers mon Père, mon âme, mon esprit et mon corps, avec leur âme, leur esprit et leur corps. Comme je me suis fait homme en prenant une âme et un corps, et en élevant à moi l'humanité, je me fais aussi chacun d'eux, en prenant leur corps et leur âme pour demeure, afin de les relever jusqu'au ciel. Et ces applications à chaque homme de mon humanité, de ma divinité par mon humanité, je les diversifie par ma grâce, dont les démarches sont innombrables, et par les formes visibles des sacrements.

     

    Et comme tous mes mystères sont éternels, j'ai inspiré à mon disciple de me nommer : « L'Agneau immolé depuis le commencement du monde. » Mon sang a lavé et préservé dès l'origine, et avant le péché d'Adam, celle qui devait être ma Mère et la mère de l'humanité relevée.

    La source du péché ne s'est ouverte qu'au-dessous de moi et de ma Mère immaculée ; privilége ineffable dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa bienfaisante étendue, dans son application à Celle dont j'ai prévu le consentement à la maternité divine, dont j'ai prévu tous les mérites, mérites qui, par ma grâce, l'ont rendue digne de porter Dieu.

    Voilà, mon fils, le sens de notre parole créatrice, prononcée dans le temps : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Tu vois que cette parole a un sens infini en moi, l'Homme-Dieu, ton Sauveur et ton Dieu ; un sens parfait et admirable en mon immaculée Mère, et un sens vrai et admirable, quoique moins étendu, en tous mes justes et mes saints. Et tu vois, non pas sans mystères, mais non pas sans lumière non plus, comment notre divine parole prévient ou répare la dissemblance de l'homme à Dieu, et comment elle maintient immaculé le couple régénérateur du monde. Tu vois comment, par mes travaux et mes souffrances, entrepris pour faire entendre ma parole à ceux qui dorment, elle efface les péchés du monde.

     

     

    L'âme. Mon Seigneur et mon Dieu, je vous entends, je vous adore, et je vous aime ! Mais voici le cri de mon âme, écoutez-le ! Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Agneau de Dieu, effacez mes péchés, effacez les péchés du monde. Effacez mes péchés passés, effacez mes péchés à venir. Préservez-nous du péché pour toujours, comme vous avez préservé votre Mère de tout péché. Effacez les péchés du monde et prévenez le péché futur.

    Seigneur, vous avez dit et dites encore votre grande parole créatrice qui nous crée et nous régénère à votre ressemblance. Cette parole, si je l'écoutais, si le monde l'écoutait, suffirait pour régénérer à chaque heure, dans la lumière et dans l'amour, et mon âme et le monde. Mais la mort, que je ne veux pas quitter, et à laquelle le monde s'attache, la mort ne vous entend pas, et les flots de vie passent sur nous, à travers nous, sans nous donner la vie. Et chaque nouveau péché, chaque nouvel abaissement dans la mort rend de plus en plus impossible ma rentrée dans la vie. 0 Seigneur ! que du moins je me ligue avec vous, aujourd'hui, contre les péchés à venir, les miens et ceux du monde. Oh ! que le monde pèche moins, Seigneur, afin d'être moins mort, moins vide de vous. Oh ! que le monde s'attache, Seigneur, aux grandes lumières du dogme de l'immaculée pureté de la Mère des vivants, aux grands effets du culte de Celle qui est la Mère de Dieu, la forme parfaite, l'idée parfaite de Dieu, et la réalisation sans défauts de la parole qui créa l'homme et qui le sanctifie. Sachons donc lire enfin dans cette lumière ce qui importe le plus au monde, savoir : comment vous êtes l'Agneau qui prévient les péchés du monde, et comment l'avenir du monde peut différer de son passé par de plus grandes victoires sur la mort du péché, sur l'infernal obstacle à la lumière et à l'amour.

     

     

    Oui, Jésus, là est notre progrès, progrès du monde comme de chaque âme. Oui, Jésus, qu'enfin les vertus virginales et le sens virginal des choses se développent davantage dans le monde par le culte pratique, c'est-à-dire par l'imitation intellectuelle et cordiale de la Vierge sans tache, Mère de Dieu ! Que Dieu, par la puissance des vertus virginales qui vous appellent, ô Jésus notre vie, et que vous préparez en effaçant le péché, que Dieu grandisse enfin dans le monde, y vive, y règne ! Qu'il n'y soit plus continuellement insulté, crucifié, dans le mystère des cœurs comme sur les places publiques ; qu'il n'y soit plus méprisé, foulé aux pieds, dans les pauvres, dans les enfants, dans les malades et dans les ignorants !

    Et, il me semble le voir, Seigneur, le culte, l'imitation de votre Mère immaculée, qui est le culte de la perfection créée, grandit et grandiras dans l'Église et dans le monde. Vous le voulez et le genre humain s'y prépare. Vous voulez, plus que jamais, que cette divine lumière se répande sur la dernière époque du monde, qui sera, j'espère, la plus longue, et s'y verse toujours plus féconde et plus belle, pour effacer et pour prévenir le péché.

     

     

    Vous voulez, ô Jésus, qu'un plus grand nombre d'hommes se lèvent et marchent dans cette lumière. Vous voulez qu'ils apprennent à y puiser l'intelligence, le courage, l'espérance. Vous voulez qu'ils y lisent comment Dieu s'est déjà donné, et comment l'homme n'a plus qu'à recevoir et à comprendre ce qui est en ses mains ; comment l'homme peut vivre de vous et vous faire naître de lui, ajouter à son sang le vôtre, à son intelligence la vôtre, et à son cœur votre cœur sacré ; comment, par quels canaux et par quelle source, la vie, la vérité, la liberté, l'amour grandissent dans l'âme et dans le monde ; comment l'accroissement des vertus virginales, seules capables de Dieu, sont le salut et le progrès du monde ; comment nous pouvons et devons disposer et gouverner la terre dans la justice et dans la vérité ; comment, au-dessus de lame et de l'humanité, il n'y a pas seulement la perfection infinie de Dieu, que le monde pourrait croire trop loin de lui, mais il y a encore la perfection créée. Oui, dans la réalité créée la perfection est possible ; elle existe, elle vit, elle vient à nous, elle nous touche, et par un lien secret et admirable nous y touchons. L'homme ne peut donc plus rien concevoir de trop grand. L'homme ne peut pas trop espérer. S'il veut la perfection, la perfection sans tache et sans défaut, elle est donnée. La perfection humaine créée est connue par son nom, et l'on sait comment s'y unir. Si l'on veut plus, si l'on veut, outre la perfection immaculée, la perfection croissante dans l'infini de Dieu, elle est donnée, puisqu'on nous dit que cette sainte et immaculée perfection est Mère de Dieu, et unit Dieu au monde, et qu'en son sein Dieu a voulu devenir homme pour élever à lui l'humanité, et l'élever en lui de clartés en clartés, dans les siècles des siècles.

     

     

    XXXIe MÉDITATION.

    Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, donnez-nous votre paix !

    Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, secourez-nous en ces jours critiques, et venez effacer au moins quelques-unes des plus terribles conséquences de nos péchés. Éteignez la colère, calmez les haines, arrêtez les menaces, faites succéder aux bruits de guerre le silence fécond du travail. Agneau de Dieu, donnez-nous votre paix.

    Jésus, Seigneur du ciel et de la terre, quand vous montez au ciel vous dites : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. » Et quand vous paraissez au milieu de nous sur la terre, vous dites : « Que la paix soit avec vous. »

    Vous qui êtes la paix même, ô mon Dieu, ne serait-il pas temps, dix-neuf siècles après votre venue, qu'au milieu des peuples chrétiens la paix, la glorieuse paix dans la justice, pût commencer son règne, et que la prière de l'Église, qui ne cesse de vous demander la paix entre les princes chrétiens, fût exaucée enfin !

     

     

    Lorsqu'il sera venu, dit Isaïe, les peuples transformeront leurs épées en charrues, et changeront leurs lances en faux, pour moissonner. Les nations ne s'exerceront plus à la guerre et ne lèveront plus la main l'une contre l'autre » (isaie, chap. II, v. 4).

    Quand sera-ce, ô mon Dieu ! Quand verrat-on donc l'Évangile descendre dans la vie réelle des nations ?

    Quand verra-t-on la vie des peuples se multiplier par l'union au lieu de se neutraliser par la lutte ?

    Quand verra-t-on les peuples se souvenir qu'ils sont cohéritiers et ne doivent former qu'un même corps ?

    Quand verra-t-on les princes devenir princes évangéliques, et, loin de dominer les peuples et de les opprimer par le luxe et la guerre, les servir dans la justice et dans la paix ( Matth., XX , 25) ?

    Ou plutôt, quand verrons-nous les peuples, devenus enfin clairvoyants, se délivrer décidément des continuels interrupteurs de la vie nationale, des contempteurs de toute magistrature, des lacérateurs sacriléges de toute loi, des briseurs de gouvernements et de constitutions, et en même temps, par une conséquence naturelle, savoir ne plus donner au centre de l'État, qui, quoi qu'on fasse, est toujours un et homme, le plein pouvoir du sang, de l'impôt et de la parole, c'est-à-dire le pouvoir de régler seul la vie, le travail, la pensée de tous, et de décider seul de la guerre ou de la paix du monde ?

    Quand verra-t-on les hommes comprendre enfin la vérité de deux paroles évangéliques qui sont deux grandes lois de l'histoire : celle-ci d'abord : « Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée ; » puis cette autre : « Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre  ? » Quand saura-t-on que la vérité seule, la justice seule, et surtout la bonté, ont, par elles-mêmes, une sorte de toute-puissance, que la colère, l'épée, le sang, ne peuvent que diminuer ? Eh bien ! Dieu soit loué ! le temps approche où les hommes comprendront ces choses.

     

     

    0 Jésus, qui effacez les péchés du monde ; Vous qui rendez les nations chrétiennes sans nulle comparaison plus pures que les peuples anciens ; Vous qui, développant dans leur sein la science et la raison, leur donnez, pour dominer la terre, des forces inconnues au vieux monde, Vous avez aussi commencé à leur donner quelque intelligence de la paix. Déjà vous leur donnez l'estime de la douceur et de la bonté. Déjà, comparés à la barbare, cruelle et ignorante antiquité, les peuples chrétiens sont bons, doux, pacifiques, autant que lumineux et forts.

    Et n'avons-nous pas sous les yeux, depuis bientôt un demi-siècle, un spectacle qui ne s'était pas encore vu dans le monde, savoir : la paix devenue stable par elle-même en Europe, et la guerre d'année en année plus difficile, et bientôt à peu près impossible ? Et n'avons-nous pas vu, quand la dernière grande guerre a éclaté, l'universelle conspiration des peuples pour l'éteindre au plus tôt ? Et ne voyons-nous pas, aujourd'hui même, au moment où la paix chancelle, l'universelle conspiration des hommes, des choses et des idées, grandir et s'élever, presque irrésistible, pour commander la paix ?

    En ce temps où l'Europe ne fait bientôt plus, par l'espace, qu'une terre unique ; où tous les peuples se voient et se parlent chaque jour ; où le travail et la richesse de tous sont inextricablement enlacés ; où la science, les idées, les intérêts, les mœurs, les habitudes et les besoins forment comme un unique réseau de tous les peuples, voici que ce vivant et puissant réseau ne veut plus être déchiré. Aujourd'hui, grâce à Dieu, tout conspire avec la sagesse, avec l'amour des hommes, pour repousser la guerre du sein de la patrie européenne.

     

    Ce n'est pas tout : l'histoire et la raison, commentant l'Évangile, commencent enfin à nous montrer la faiblesse de la guerre, la force de la paix pour conquérir et gouverner le monde.

    Que voulez-vous ? Vous voulez la justice ? Vous voulez délivrer les opprimés ? Eh bien ! l'histoire, comme l'Évangile, vous montrent que la guerre aggrave toujours le joug de tous les opprimés. Il n'est pas aujourd'hui un seul homme, connaissant l'Europe, qui ne comprenne que la justice, la vérité , la science, la parole, la raison, l'opinion, l'effort moral et intellectuel, sont décidément parmi nous des choses plus fortes que le fer et le feu.

    O vous tous qui souffrez et qui êtes opprimés, mettez enfin votre confiance, non dans l'épée barbare, ruine des causes qui la tirent, non dans le poignard satanique, malédiction des causes qui le tolèrent, mais dans la force de la justice, de la vérité, de la foi, et dans le feu sacré du cœur de Jésus-Christ.

     

    Oui, il y a encore parmi nous des opprimés. Il y en a de peuple à peuple, et dans chaque peuple. O Jésus, qui êtes venu pour délivrer les hommes, donnez-nous cet ardent amour des opprimés que l'on peut appeler votre feu, ce feu que vous apportez à la terre ; mais montrez-nous en même temps, ô Jésus, que ce feu, dont le triomphe est votre unique désir, est lui-même la force souveraine qui doit tout délivrer en changeant les obstacles en flammes.

    O mon frère, avez-vous quelquefois senti, dans votre ardente jeunesse, des énergies de conviction, des bondissements de cœur, qui semblaient assez forts pour soulever le monde ? Eh bien ! en ce moment vous avez pressenti la force de la justice et de la foi. Le feu sacré brûlait en vous.

    Dans cette force, dit l'Évangile, l'homme soulève les montagnes, et rien ne lui est impossible (matth., XVII, 19).

    Pourquoi cela ?

     

    C'est que Dieu est partout. Dieu, rondement du monde et point d'appui des âmes, Dieu, qui est la justice, est au centre de toutes les àmes. En ce centre les hommes se touchent d'un bout du monde à l'autre. En ce milieu spirituel se transmettent d'homme à homme les mouvements de la pensée. En Dieu, qui est justice et vérité, en Dieu toujours présent à tout esprit et toute conscience, en Dieu se touchent tous les esprits créés. Qu'un esprit veuille la justice et pense la vérité, cette pensée ou cette volonté est un mouvement qui se transmet et se propage comme la lumière. C'est un flot qui grandit et s'avance, partout favorisé par le fond des consciences, et par le fond du monde, et par la force absolue, qui est Dieu. Que plusieurs s'unissent pour vouloir et pour croire, dans la vérité claire, dans l'évidence de la justice certaine et désintéressée, dans l'enthousiasme et dans l'amour du bien ; alors l'irrésistible élan des multitudes intelligentes et libres, formées en légions invisibles,renverse tout obstacle et gouverne le monde.

    Assurément, la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu ; mais le soulèvement pacifique, patient, persévérant des esprits, des consciences et des cœurs pour la justice, voilà l'irrésistible force qui, aujourd'hui plus que jamais, suffit à tout. En cette force les justes et les bons seront maîtres du monde et dompteront toute force qui s'oppose à la justice de Dieu ; comme quand saint Pierre, d'une seule parole, fit tomber morts ceux qui mentaient, ou plutôt comme lorsque Jésus, qui est la Justice même, renversait les soldats en leur disant : C'est Moi.

     

    Voilà la force des temps modernes. Dompter les volontés par la justice et les esprits par la raison, mais non plus par le fer et le sang, voilà la guerre très-sainte des siècles à venir, et voilà l'instrument sacré des révolutions légitimes.

    O Jésus, Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, donnez-nous votre paix, sous votre loi, dans votre force, dans votre vérité et votre liberté.

    Répétez-nous que, si nous pratiquons vos lois, nous connattrons la vérité, et que la vérité nous rendra libres (jean,VIII, 32).

    Montrez-nous que votre divin feu est sur la terre, que sa flamme lumineuse et puissante suffit à tout et triomphe de tout dans la paix.

    Mais il faut qu'elle s'allume et qu'elle éclate ; sans quoi la paix est impossible. Et il faut qu'elle s'allume bientôt, sans quoi la guerre et les révolutions sont à nos portes.

    Car, si les hommes s'endorment plus long temps dans la fausse paix, dans l'inintelligence, dans la stupide indifférence pour la justice, dans la bassesse de l'égoïsme, et dans l'unique affaire du lucre par la spoliation, et dans la fange du luxe et de la volupté, alors, de peur qu'ils ne croupissent jusqu'à la mort, Dieu va les remuer encore une fois par les révolutions et par la guerre.

    Qu'il s'allume donc, ce feu sacré, et qu'il pénètre les nations, pour les mener, par la justice, par la foi, par la science, à l'union, à la liberté, à la paix.

    O Jésus, qui effacez les péchés du monde, donnez-nous votre paix !

     

    ERRATA.

    A la page 82, ligne 2, au lieu de : « c'est l'HommeDieu, » suppléez une ligne et lisez : « c'est le mystère de l'Incarnation, le mystère de l'Homme-Dieu... »

    A la page 138, ligne 4, au lieu de : « les démarches « lisez: « ses démarches. »

    A la page 168, ligne 17, au lieu de : « Éclairez ceux qui n'ont pas le sens de l'unité, « lisez : Éclairez, « ô Jésus, ceux qui n'ont pas... »